Le feu et la glace

Mario Beauregard-Montreal Quebec Canada
28.03.2016

Juliana Léveillé-Trudel, Nirliit, La Peuplade, 2015, 184 p.

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Lecture de la saison des oies, Nirliit, «les oies», est un roman sur les duretés du Nord qui nous emporte vers ce territoire à la «beauté en forme de coup de poing dans le ventre». Parce que Salluit, «les gens maigres», Puvirnituq, «odeur de chair pourrie», et les autres lieux de ce paysage, nommé comme un corps, nous sont accessibles seulement par les airs, nous suivons le vol de ces oies sauvages, ces nombreux personnages inuits et blancs, qui nidifient cette «toundra grouillante de vie et d’enfants». Une terre aussi habitée par la mort, dont Juliana Léveillé-Trudel fait le motif central de son premier roman, un livre épistolaire qui prend la forme d’une lettre à Éva, femme inuite disparue dans les profondeurs argentées du fjord, et à son fils. Dans cette longue lettre, une Blanche témoigne avec bouleversement du Nord et déroule cette histoire sur la filiation.

 

Tragédie de l’histoire

Décrites de manière ethnographique, des «vies de tragédies grecques» rythment les conversations courantes : «comment ça va ici, ça peut entraîner des réponses comme  »Ça ne va pas, mon fils a mis le feu à son propre corps l’automne passé ».» Le récit nous faire prendre la mesure de ce rapport à la mort dominé par une nature indomptable et sans pitié :

Il n’y a pas de nuit. (…) Ils ne dorment pas. Les enfants galopent dans le village toute la nuit, ils font des jeux d’enfant et des fois non, des fois ils volent de l’essence dans les cabanons et arrosent ce qu’ils trouvent pour y mettre le feu (…) des fois je pense qu’ils vont se brûler, qu’ils vont se détruire, mais ils marchent depuis tellement longtemps sur la ligne à ne jamais franchir, ils narguent la mort avec tellement d’irrévérence qu’ils sont intouchables.

Ici, le drame humain du Nord prend toute son ampleur parce que l’auteure nous permet de soupeser le poids de l’histoire de la colonisation que portent toujours ces Inuits. Des communautés qui ne sont pas, et c’est justement une tragédie, des nuées d’oiseaux sans histoire :

Votre maison ne vous appartient pas. Votre terrain non plus. Tout ça vous est gracieusement prêté par le gouvernement. N’est-ce pas qu’on est fins ? On vous pique votre territoire, mais on vous le prête après. Est-ce pour ça que vous avez tellement besoin de posséder ? Des motoneiges, des bateaux, des quatre-roues, des camions pour faire le tour d’un village de quatre rues. Pour vous échapper de vos maisons surpeuplées où vous vivez les uns sur les autres. Vous manquez d’espace dans votre immensité nordique. Comment ça se fait que toute cette richesse ressemble tellement au tiers-monde ?

La force du roman est de savoir ancrer l’intrigue dans une réalité sociale et culturelle qui rappelle les sagas ethnographiques comme La saga des Béothuks de Bernard Assiniwi ou Les enfants de Sanchez d’Oscar Lewis. Cependant, dans la deuxième partie du récit, le roman sombre allègrement dans une envolée fictionnelle moins heureuse et un décalage se produit. La réserve de l’auteure quant à certains personnages émerge, en particulier autour de la figure de Félix. Lorsque ce dernier, un Blanc, rejette une Inuite qui en est éperduement amoureuse, le roman ne permet pas au lecteur d’accéder aux fines émotions du drame. C’est que la profondeur la plus grande est atteinte quand la narratrice livre son point de vue d’étrangère sur cette réalité et nomme ce décalage culturel. Ainsi, la trame fictionnelle de la deuxième partie de l’œuvre, qui traite de la filiation d’Eva et de la transmission, est moins enlevante que le récit livré dans la première partie qu’on sent intime et proche de l’expérience vécue, peut-être par l’auteure.

 

Les couleurs du Nord

Des Blancs. Qallunaat. Les Inuits ne parlent pas. Pas à nous. Nous non plus. Les Blancs dans un coin, les Inuits dans l’autre. Les Blancs, c’est aussi les Noirs. Tous ceux qui ne sont pas Inuits deviennent Blancs à cette hauteur.

Dans ce portrait de l’altérité, l’auteure colore les groupes en présence en procédant à une longue litanie poétique marquée par «nous autres» et «vous autres» qui donne rythme au propos tout en marquant la différence culturelle dans cette rencontre. Une rencontre qui advient malgré la dureté et le froid. L’humanisme sans complaisance de la narratrice apparaît, de même que ses rages, ses incompréhensions et sa tendresse pour l’Autre nordique. La langue des dialogues est parfois crue et révèle le racisme, le sexisme et autres discriminations qui blessent : «Ça leur fait du bien, tsé, aux Inuits, plus ils ont du sang de Blanc, plus ils s’améliorent. Ça paraît déjà je trouve.»

L’auteure propose une position de relativisme culturel par la voix de sa narratrice, de même qu’une dénonciation du colonialisme et un féminisme qui ne vont pas de soi dans ce contexte en tension. L’utilisation dans le récit de nombreuses expressions en inuktitut, toujours de manière fluide, témoigne du respect de l’auteure envers la culture inuite, nous permettant d’accéder un peu à leur univers linguistique. Mais le roman de Juliana Léveillé-Trudel nous donne surtout le goût de partager son amour du Nord et une envie de pleurer sa beauté et sa dureté : «c’est tellement beau le fjord argent que ça donne le goût de brailler.» 

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