Le fantastique fait la loi

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25.10.2019

La République des rêves, de et avec Benoit Gasnier, Julie Seiller, François Lavallée ; collaborateur artistique : Jean-Marie Oriot ; accompagnement à l’écriture : Alexandre Koutchevsky; scénographie : Guénolé Jezequel. Spectacle librement inspiré de la nouvelle La république des rêves de Bruno Schulz. Une production du Théâtre à l’envers présenté en collaboration avec Les escales improbables dans le cadre du Festival Québec en toutes lettres, les 18, 19 et 20 octobre 2019, à Québec (Maison de la littérature);  et le 3 octobre à Laval (Centre Jean-Paul Campeau), ainsi que le 5 et 6 octobre à Montréal (Les escales improbables) et les 12 et 13 octobre à Saint-Jean-sur-Richelieu (Trinity Church).

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ce territoire souverain de la poésie
Bruno Schulz

Dans le hall de la Maison de la littérature, le public du festival Québec en toutes lettres s’agglutine autour d’une table. On fabrique des affiches et on les suspend ici et là. Il y a des mots éparpillés sur la table, dans l’éventualité où les arrivants seraient en panne d’inspiration. Il y a surtout ceux, brandis, qui ont été rédigés à gros traits : « Libérez la légèreté », « Hier tout allait bien », « Va te faire poétiser », « Créez le soleil de demain » – la poésie en mode impératif. Son tour venu, chacun s’affaire à lire et écrire, puis est dirigé, au sein d’un petit groupe, vers le vestiaire. Il y a ici encore des mots qui tapissent le décor : « Pour s’effrayer d’un rien », « Pour se perdre dans le rêve », etc : passage de l’impératif à la suggestion ?

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Dans l’exiguïté du placard, on fraternise rapidement avec ses voisins. On écoute raconter à qui appartient tel ou tel habit. On se défait de son manteau poussiéreux et on le place dans une des sections de son choix. Puis on nous dirige vers l’accueil. Là, on lance les dés et reçoit des cartes à jouer qui nous invitent à explorer le territoire (la salle est divisée en contrées, en chambre avec vue, en lieux d’expériences inouïes). Le public est éparpillé entre le Belvédère aux paysages kaléidoscopiques et la Roseraie où se concoctent des instants aux directives finement rédigées sur de petits papiers. Au laboratoire de vision on observe, déposé sur des surfaces lumineuses, dans un microscope ou une loupe à œilleton, « le pays qui n’appartient à personne »; au dortoir, on trouve un promontoire sonore d’où on épie ceux qui construisent, à l’aide de morceaux de bois, de ficelles et de cocottes, une « architecture inspirée des nuages ». Restent ceux qui, depuis « la cellule de méditation», regardent « la bibliothèque », ou encore ceux visitant « l’antenne parasymbolique », où les gens portent des casques d’écoute dans lesquels des grillons ou des histoires se font entendre. Tous sont absorbés, occupés à contempler les objets et les autres participants. On a l’impression d’être dans une maquette où chacun est l’étoile d’un plan indiquant « vous êtes ici, et là ».

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De la contemplation à l’action

Voilà que la flânerie est interrompue, sans qu’on ait eu le temps de tout voir : on sort du rêve ou on y entre, l’ordre des choses est bouleversé. C’est le branle-bas de combat, nous sommes regroupés et sollicités pour faire place les uns aux autres, afin d’écouter ce qu’on nous présente comme la lettre d’un disparu. Il y a soudain urgence de s’organiser, de distribuer des rôles. Dans cette république, quelques personnes sont nommées « porteurs de paroles », d’autres « rapporteurs ». On pige, on vote, on joue à être ensemble en partageant un même rêve.

Se succèdent des instants d’onirismes ; souvenir d’enfance devenu théâtre d’ombres, passage d’un dieu tribal, sirène à la guitare électrique proclamant des valeurs nouvelles. Il fait sombre. Des archers déploient leurs arcs imaginaires et se rassemblent dans un coin de la scène. Mais est-ce vraiment la scène ? N’est-ce pas une forteresse ? Finalement, c’est peut-être une cabane telle qu’on en construit, enfant, avec les coussins du divan et les couvertures. À moins que ce ne soit chez Peter Pan et sa bande qu’on se retrouve, à se raconter des histoires en mangeant du chocolat. Nous nous rassemblons autour du narrateur comme autour d’un feu de camp, à la fois apaisés et forts du sentiment d’aventure dans lequel il nous berce.

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Une république du rêve contre la désolation

C’est avec brio que les artistes de La République des rêves entraînent le public à jouer avec convivialité et bonhomie. Il faudrait trouver, pour de telles initiatives, l’équivalent francophone de cette nouvelle expression, le « Feel Good Theater ». On sort tout sourire de ce parcours déambulatoire à la fois intimiste et éminemment collectif. Sans être infantilisant, il offre un retour à l’enfance où tous les sens sont stimulés, et avec eux l’imaginaire. Libérant du cynisme et de la fatigue du quotidien, la proposition ne manque pas toutefois de nous faire réfléchir.

Bruno Schulz, auteur de la nouvelle dont s’est inspiré le Théâtre à l’envers, est un juif polonais ayant été abattu par un officier nazi dans le ghetto de Drohobycz, en 1942. La République des rêves contraste drastiquement avec la vie tragique de cet artiste-peintre, qui était aussi un illustrateur dépressif et souvent malade. Par son souci du détail attentionné, ses grappes de mots, ses paysages fantasmagoriques et ses aventures ludiques, La République des rêves nous contamine avec son optimisme, mais l’envers de son théâtre est peut-être, comme certains dessins de Schulz ou sa vie même, la représentation d’un monde sans espoir, sinon celle d’un vivre ensemble à poétiser.

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crédits photos :  Nadia Morin

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