Le dernier pavé

Fraction, installation d’Épopée — Groupe d’action en cinéma, présentée à la Cinémathèque québécoise, du 13 septembre au 30 octobre 2016.

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Dans l’obscurité de la Salle Norman-McClaren toute drapée de noir, un écran en bloc rectangulaire posé au sol nous accueille avec des images des manifestations de 2012 et 2015 et happe rapidement le visiteur de l’installation Fraction. Parmi les images de la rue et des charges policières, on perçoit des voix posées, parfois émues, qui réfléchissent et reviennent sur les événements et leurs impacts, ou encore de brèves mélodies tirées à même les bruits des manifestations. De l’autre côté de l’écran, comme l’autre face indissociable d’une même réalité, des militants impliqués dans ces manifestations et pour la plupart criminalisés ou blessés parlent, dans une simplicité qui fait toute place à la complexité, exprimée sans pathos. Quand parfois les témoignages se taisent, un plus petit écran sur le mur du fond fait apparaître un musicien qui offre une réponse sonore, une autre sorte de voix, de résonance. Présentés pour la première fois à Montréal ainsi réunis, les films Insurgence, Rupture et Contrepoint forment ensemble un acte de mémoire troublant et important par leur contact direct avec leur sujet, dans l’exacte lignée des créations du groupe épopée.

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Insurgence était à l’origine le tison ardent conçu pour que le feu de la lutte menée ne s’éteigne pas. Dans ce film sans narration, la caméra nous place parmi les manifestants et montre sans détour les images de brutalité policière. Sa première présentation au Festival du Nouveau Cinéma en octobre 2012, quelques semaines à peine après la fin de sept mois de grève étudiante transformée en mouvement social sans précédent au Québec, avait fait événement. À la sortie du cinéma Impérial, ce sont les gaz lacrymogènes qui attendent les spectateurs : entre des policiers postés autour du cinéma et prêts à agir et des militants exacerbés, l’émeute avait éclatée. Par son choix pour l’immanence et sa posture côte-à-côte avec la masse des manifestants et non des leaders pointés, Insurgence s’était fait reprocher par certains son absence de discours. Le groupe Épopée y a remédié non pas en prenant voix, mais en la donnant à ceux et celles avec qui il marchait.

Dans Rupture, des témoignages aussi transparents qu’anonymes et diversifiés, comme les corps en mouvement dans les manifestations, reviennent sur leurs expériences et révèlent la transformation, le point de non-retour qui s’est effectué pour ceux qui se sont grandement impliqués dans le mouvement. Expériences de la violence policière, de la manipulation des discours, de la solidarité, de l’hétérogénéité des individus et groupes impliqués, des déceptions, des pensées sensibles et profondes sur le sens du commun, sur la signification des idées de révolution : la caméra s’est posée et a pris le temps, n’a surtout pas voulu condenser ou comprimer ces paroles vives, franches et réfléchies. Deux bancs nous permettent de nous asseoir face à ces images plus grandes que nous, et encore une fois, la fascination opère. Des éclats venant d’Insurgence ancrent ces paroles dans la réalité d’où elles ont pris forme, tout comme les voix de Rupture apportent une autre dimension à Insurgence quand une accalmie permet de les entendre, témoignant du même souffle des pensées à l’origine du à l’œuvre dans les luttes sociales. Par moments, l’installation évoque Le fond de l’air est rouge de Chris Marker et son impact incisif, un impression peut-être générée par le recul qui commence à s’installer avec les événements, mais aussi par la mise à nu critique de ceux-ci.

Depuis ses débuts, le groupe Épopée, né à la suite de la réalisation du documentaire Hommes à louer (Rodrigue Jean, 2009), a placé l’écoute au cœur de sa démarche. Le collectif a cette manière exceptionnelle de se placer en proximité, d’établir un rapport égalitaire et tout en confiance avec les sujets de ses films. Avec les courts métrages rassemblés dans Épopée L’état des lieux, L’état du moment et L’état du monde—, nous étions plongés dans la réalité de ceux de la rue, principalement à travers l’itinérance, la toxicomanie et la prostitution, sans filtre ni stigmatisation. La même éthique a guidé les œuvres qui constituent Fraction. Cette caméra au front dans Insurgence, la blancheur et la douceur de Rupture qui permettent la vulnérabilité sans affaiblir, ce sont avant tout des gestes d’écoute.

Mais quatre ans plus tard, qu’est-ce qu’on entend? Est-ce que Fraction vient nourrir une envie de continuer, de recommencer, ou s’érige-t-il comme un mémorial à l’inachevé? Il est étrange de visiter l’installation à la Cinémathèque, à quelques dizaines de mètres d’où partaient chaque soir les manifestations, sur la rue où elles passaient, maintenant si calme et silencieuse. Tandis que la fiction Ceux qui font la révolution à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau a gagné le prix du Meilleur long métrage canadien au Toronto International Film Festival (TIFF) de septembre dernier, est-ce que l’époque a besoin de ce retour sur les événements? Installation documentaire à la vérité percutante, Fraction ne fait pas que revenir sur un passé proche mais demande «Où en sommes-nous aujourd’hui?»

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