Le centre ne tient pas

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21.11.2017

Griffin Dunne, Joan Didion : The Center Will Not Hold, 97 minutes.

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Comment circonscrit-on un mythe en quatre-vingt-dix-sept minutes ? Telle était l’entreprise minée d’avance de Griffin Dunne — le neveu de l’écrivaine américaine Joan Didion — lorsqu’il a décidé de faire un documentaire sur sa tante. Il y a dans les livres de cette dernière une liberté qui ne se synthétise pas aisément et Joan Didion : The Center Will Not Hold en est un exemple probant.

D’un projet Kickstarter datant de novembre 2014 jusqu’à sa mise en ligne sur Netflix  le 27 octobre dernier, le film de Griffin Dunne s’avérait on ne peut plus attendu, étant l’un des rares projets portant sur Joan Didion et non porté par Joan Didion. Journaliste, essayiste, romancière et scénariste sont autant des bons qualificatifs pour définir Didion qu’ils sont aussi des arbres cachant l’immense forêt qu’est l’œuvre de cette écrivaine majeure. Cette diversité de styles et de genres qu’elle a épousée durant sa carrière ne démontre pas tant la versatilité de son écriture plutôt que sa façon unique de transcender les labels dans une recherche active de sens par la littérature. Si l’œuvre de Didion est immense — certains diraient prolixe —, l’aborder dans un documentaire était un chantier auquel le réalisateur Griffin Dunne devait s’atteler avec minutie tellement il aurait été facile de s’y perdre. Et peut-être s’y perd-il un peu.

Dès l’ouverture, le ton est donné : de récits en anecdotes, Didion se livre face à son neveu. Dunne entrecoupe tout son documentaire d’extraits d’archives pour insuffler un peu de mouvement à la conversation, tout en convoquant famille et amis çà et là, afin de corroborer ou encore de bonifier les propos de Didion. Du lot, on retient le réalisateur David Hare, l’actrice Vanessa Redgrave, l’éditrice de Vogue Anna Wintour, l’écrivain Calvin Trillin et tant d’autres qui s’ajoutent à la voix du défunt mari de Didion, l’écrivain John Gregory Dunne, pour tenter de cerner la grandeur de l’œuvre de l’auteure. Dans un traitement classique, on brode une constellation de personnages autour de Didion où tous démontrent l’importance de son regard sur l’Amérique. Reste qu’au final, d’archives en confessions, on s’enfarge dans les fleurs du tapis de la familiarité, relatant les grandes fêtes que le couple organisa à sa demeure de Malibu, les Cherche & trouve de vedettes du moment, ou encore l’amitié qu’elle tissa avec un jeune menuisier dans la vingtaine du nom d’Harrison Ford.

Deux défis de taille s’élevaient devant l’entreprise de Griffin Dunne : sa proximité avec Joan Didion et l’intelligence de l’écrivaine. Il devait, dans un premier temps, se rendre compte que, si être le neveu de Didion pouvait constituer un avantage considérable (simplement pour la possibilité de mener à terme un tel projet), il s’agissait aussi d’un inconvénient de taille, la proximité semblant parfois exclure toute perspective. Mais peut-être que ce qui frappe le plus au visionnement de ce documentaire, c’est l’intelligence de l’écrivaine et la brillance de l’œuvre. Au fil du documentaire, on se rend compte que le discernement de Griffin Dunne n’est pas à la hauteur de son sujet, se complaisant dans une certaine linéarité chronologique qui ne rendent point hommage à la grandeur et à l’universalité de la production littéraire de Didion. Si le néophyte peut y découvrir l’écrivaine, Joan Didion : The Center Will Not Hold n’élève jamais le dialogue au-delà d’une vie de drame : car c’est là que se concentre malheureusement la narrativité du documentaire, soit dans le double deuil de l’auteure qui a perdu, à quelques mois d’intervalle, son mari et sa fille.

On aurait tant aimé aborder l’écriture et chercher à comprendre la création avec elle, revenir sur une vie littéraire, sur l’héritage qu’elle laisse derrière, l’entendre parler elle, au soir de sa vie, plutôt que d’écouter collègues et amis. Mais ce n’est pas le cas ici, piètre fréquentation du lieu de l’écriture, auquel on préfère drames et vedettes. Le sentiment qui nous accompagne après le visionnement du documentaire n’émerge pas d’une déception sur ce qu’est le film, mais plutôt sur ce qu’il aurait pu être. L’écrivaine maintenant âgée de 83 ans n’aura pas beaucoup d’autres occasions de se livrer et de témoigner et on demeure pour cela avec cette indélébile imprécision d’un rendez-vous manqué. Mais d’une certaine façon, c’est un peu le risque auquel chacun s’expose en fréquentant Didion, celui d’en vouloir toujours plus. À défaut d’obliger le visionnement de ce documentaire à notre cercle d’amis, on erre dans nos bibliothèques à la recherche de The Year of Magical Thinking ou bien de Slouching Towards Bethlehem et on se dit qu’il n’y a pas meilleure façon de discuter avec elle que de la relire, encore, un soir d’automne.

 

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