L’auteure-détective et l’écriture du mystère

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11.12.2015

Catherine Leroux, Madame Victoria, Québec, Alto, 2015.

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Le fait divers est un redoutable catalyseur pour le désir des plus curieux : il donne parfois envie de mener soi-même une enquête afin de remplir les blancs en décelant — ou, mieux encore, si l’on aime la fiction : en imaginant — ce qui manque. Prenant pour tremplin la découverte du squelette d’une femme dans un boisé près de l’hôpital Royal Victoria à l’été 2001, Madame Victoria en offre une preuve éloquente, Catherine Leroux imaginant une dizaine de vies parallèles qui vont du passé au futur et du réalisme le plus cru au fantastique et à la science-fiction.

 

Espaces / expériences limites

Si l’auteure a appris l’existence de ce fait divers en regardant l’émission Enquête en 2011 /01 /01
Comme on peut le constater ici : http://www.ledevoir.com/culture/livres/450950/madame-victoria-l-effacee.
, c’est un texte sur Madame Victoria qui a joué le même rôle pour moi. J’ai eu l’impression que j’aurais déjà dû connaître cette histoire, ayant passé de longs moments à l’hôpital général de Montréal et dans ses environs en 2013, quand il côtoyait encore l’hôpital Royal Victoria sur la montagne. L’hôpital est bien sûr un lieu privilégié pour vivre des expériences limites. Catherine Leroux le rappelle dans le chapitre « Victoria en filigrane » : devenue invisible suite à un test scientifique, Victoria cherche à se venger du savant (fou) responsable de son état après avoir longtemps arpenté les couloirs labyrinthiques de l’hôpital où elle se retrouve prisonnière /02 /02
Notons au passage que les deux récits les plus science-fictifs du livre empruntent deux motifs — le voyage dans le temps et l’invisibilité — propres à l’œuvre d’un même auteur, H. G. Wells, qui les a développés dans The Time Machine (1895) et The Invisible Man (1897).
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En ce qui a trait aux expériences limites, la périphérie des hôpitaux n’est pas en reste — entre autres exemples littéraires, pensons au récent Réparer les vivants (2014) de Maylis de Kerangal, dans lequel une patiente peine à investir un appartement qu’elle n’habitera qu’en attendant sa chirurgie (« dernier sas avant le bloc opératoire, elle l’envisage davantage comme l’antichambre de la mort »). Le boisé à proximité de l’hôpital Royal Victoria joue un rôle crucial dans le livre de Leroux, mais ce n’est pas un espace limbesque comme l’appartement de Réparer les vivants : c’est plutôt une destination ultime. Le lecteur sait se conclura chacun des récits de Madame Victoria, sans deviner comment l’auteure se fraiera un chemin jusqu’aux divers dénouements : les vies parallèles se lisent ainsi comme autant de mini-polars /03 /03
Dans un entretien avec Danielle Laurin, Catherine Leroux a comparé Madame Victoria à la série Columbo : « L’intérêt et la curiosité dans la série venaient de découvrir comment Columbo allait se rendre au meurtrier, alors que dans mon roman, ça tient à découvrir comment ma Victoria va arriver à l’hôpital Royal Victoria. »
. À cette contrainte s’ajoutent des éléments récurrents qui parsèment la plupart des histoires : des personnages avec un œil bleu et un œil vert, le nom Eon (propre ou commun, et toujours associé à ce qui précipite Victoria vers sa fin — un whisky dans « Victoria boit », un scientifique dans « Victoria en filigrane », une firme dans « Victoria dans le temps », etc.).

 

La préhistoire de Victoria

Aussitôt que j’ai appris le fait divers ayant inspiré Madame Victoria, j’ai eu envie de lire toute l’œuvre de l’auteure en commençant par le début, comme s’il me fallait trouver mon chemin dans le boisé avant d’arriver au squelette. À bien des égards, le troisième livre de Catherine Leroux est anticipé par les deux précédents grâce à des personnages dont le passé trouble est alimenté par un imaginaire débordant. Dans La marche en forêt (2011), par exemple, Fernand Brûlé commence à perdre la mémoire peu de temps après s’être marié pour la deuxième fois. Largement inspiré par des faits divers /04 /04
Une section intitulée « Autour des personnages », vers la fin du Mur mitoyen, précise d’ailleurs certaines des sources de Catherine Leroux.
, Le mur mitoyen (2013) multiplie, quant à lui, les béances du passé éprouvées par une riche galerie de personnages féminins, comme si Victoria n’avait pas attendu Madame Victoria pour entrer dans l’œuvre de son auteure : Madeleine héberge une femme « qui affirmait être complètement amnésique », mais qui, finalement, préférait oublier son passé malheureux; Madeleine invente aussi un passé à l’inconnu qui a donné un rein à son fils; une femme invente un père à ses enfants et l’oublie quand ils la mettent devant son fait; voulant retrouver sa mère, une autre femme accumule des dessins au fusain pour en reconstituer une version possible; enfin, une adolescente fait partie d’un groupe se donnant pour but de faire « vivre, respirer, saigner » l’histoire, et elle fait allusion à ceux qui essaient, chaque année, de recréer la bataille de Gettysburg.

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Quand la vérité est rongée par la fiction : les « cas guimauve »

Plus courtes que les chapitres consacrés aux vies de Victoria, quelques sections intercalaires évoquent directement l’enquête concernant le squelette. L’agente colligeant les appels téléphoniques relatifs à sa découverte évoque notamment les « cas guimauve » : « les gens dont les propos donnent à croire qu’ils n’ont pas toute leur tête ». Certains d’entre eux voient des complots partout, d’autres vont jusqu’à oublier qu’ils ont livré un témoignage, et d’autres, encore, tiennent un discours rempli de contradictions. De telles faiblesses éloignent ces témoignages du réel pour les faire entrer dans la fiction, et l’agente a le réflexe initial de les rejeter parce qu’ils ne se conforment pas aux critères les plus élémentaires d’acceptabilité dans une enquête de ce type.

Les appels sérieux, quant à eux, semblent plus solides, mais ce n’est qu’une apparence : « dans la majorité des cas, des inadéquations apparaissent dès les premières questions ». L’agente en vient d’ailleurs à fragiliser la frontière qui sépare les deux catégories de témoignages après avoir discuté avec une femme disant reconnaître en Victoria sa mère disparue. Bien que les faits invalident d’emblée l’affirmation de cette femme, l’agente décide de ne plus faire « de distinction entre les cas guimauve et les autres »; elle choisit donc de s’exposer à des histoires potentiellement inventées par les éventuels témoins, car « Victoria, désormais, leur appartient ».

En révisant son approche, l’agente devient une sorte d’alter ego de Catherine Leroux : elle transforme une enquête policière excluant tout ce qui s’éloigne de la vraisemblance en une enquête littéraire plus sensible à l’imaginaire des participants.

 

L’écriture du mystère

Dans un entretien, l’auteure a avoué qu’elle espérait « égoïstement » que l’élucidation de l’énigme attendrait la parution de son livre. Cette remarque pourrait appeler une réponse convenue — Leroux n’avait aucune raison de s’inquiéter, compte tenu de la richesse des vies qu’elle imagine —, mais elle mérite toutefois qu’on la prenne au sérieux.

En considérant l’hypothèse d’un mystère résolu parce qu’on détiendrait désormais la version « officielle » de l’histoire, on pourrait alors lui comparer les récits de Madame Victoria et mesurer les écarts. Or, il faut plutôt replacer la remarque de l’auteure au sein même du processus créateur : elle sous-entend que l’énigme non résolue est loin d’être une impasse — elle libère l’écriture. Bien que certains portraits de Victoria soient plus vraisemblables /05 /05
Toujours dans L’Actualité, Leroux a confié que la première version (« Victoria dehors »), qui transforme Victoria en itinérante après la mort de son très jeune enfant, est probablement assez proche du réel.
, l’écriture de Catherine Leroux n’est pas démystifiante : il ne s’agit pas de montrer ce qui s’est vraiment déroulé, comme dans un ouvrage de « nouveau journalisme » américain à la Tom Wolfe. On pourrait qualifier l’écriture de Leroux de mystifiante, dans le meilleur sens du terme. Dès l’ouverture du livre, l’infirmier qui trouve le crâne « fait de Madame Victoria le réceptacle » de ses regrets, et, beaucoup plus loin, on décrit Victoria comme une de ces femmes dont le destin « devient un amalgame des désirs des autres ».

Par sa maîtrise, Madame Victoria donne à penser que le mystère est peut-être le moteur par excellence de la fiction.

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Notons au passage que les deux récits les plus science-fictifs du livre empruntent deux motifs — le voyage dans le temps et l’invisibilité — propres à l’œuvre d’un même auteur, H. G. Wells, qui les a développés dans The Time Machine (1895) et The Invisible Man (1897).
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Dans un entretien avec Danielle Laurin, Catherine Leroux a comparé Madame Victoria à la série Columbo : « L’intérêt et la curiosité dans la série venaient de découvrir comment Columbo allait se rendre au meurtrier, alors que dans mon roman, ça tient à découvrir comment ma Victoria va arriver à l’hôpital Royal Victoria. »
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Une section intitulée « Autour des personnages », vers la fin du Mur mitoyen, précise d’ailleurs certaines des sources de Catherine Leroux.
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Toujours dans L’Actualité, Leroux a confié que la première version (« Victoria dehors »), qui transforme Victoria en itinérante après la mort de son très jeune enfant, est probablement assez proche du réel.

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