L’actuel reportage

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16.10.2020

Mathieu Bélisle, L’empire invisible. Essai sur la métamorphose de l’Amérique, Montréal, Leméac, 2020, 232 pages.

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Dans L’empire invisible, son deuxième essai après Bienvenue au pays de la vie ordinaire, Mathieu Bélisle s’intéresse au voisin américain ; car si le « pays de la vie ordinaire » était plutôt marqué « petit-Québec », l’empire invisible est plutôt intéressé « bourse de New York » et « studios d’Hollywood ». Plonger dans ce livre, avec la grisaille d’octobre, le reconfinement déconfiné, les élections américaines qui vrombissent au loin, constitue une expérience particulière : l’essayiste ausculte plusieurs topoï qui constituent notre époque, de Donald Trump et de sa niaiserie (est-il seulement possible d’ajouter aux gloses qui maculent maintenant notre perception du potentat twitter ?) à la pandémie (j’ai lu bizarrement deux livres, en octobre, qui parlaient déjà de la pandémie !), en passant par la vague de dénonciations #metoo que l’été littéraire québécois a rappelé à notre mémoire. Ces topoï me parurent radicalement actuels, comme si la matière de l’essai de Mathieu Bélisle était d’emblé tirée des journaux et autres bulletins de nouvelles dont on garnit notre quotidien.

Lire l’Amérique

Le risque était grand, car l’entreprise, un peu facile : parler de notre devenir américain et diagnostiquer les maux de l’époque constitue un genre en soi, une véritable idée reçue. En ce sens, Mathieu Bélisle n’évite pas le diagnostic. Comme l’écrivait Marc Angenot à propos de l’« essai-diagnostic », il s’agit d’une forme d’écriture « axiomatique » et en cela très peu dialectique ; la recherche de la vérité ne participe pas à ces projets énonciatifs autant que l’affirmation d’idées neuves, à mettre à l’épreuve dans l’agora. Or, il faut bien convenir que l’essayiste réussit à développer des idées fortes, sous formes de métaphores structurantes, capables à la fois de captiver et de réinventer le regard sur une situation qu’on croyait « reçue » d’avance.

Le présupposé au cœur de la pensée de Bélisle ne se démarque pas par son originalité : « sans nous en rendre compte, sans que personne n’éprouve le moindre sentiment de perte, l’américanité est devenue une part essentielle de toutes les identités […]. L’humanité tout entière se trouve aujourd’hui engagée dans un devenir-américain dont personne n’a encore vu la fin. » L’intérêt de L’empire invisible demeure pourtant dans ce présupposé, et dans ce que l’essayiste voit « en-dessous » : que signifie ce « devenir-américain » ? De quoi est-il fait ? La lecture proposée n’emprunte rien aux sociologues ou aux politicologues, elle est « à main levée », comme on le dirait d’un graphique impressionniste. La méthode, en cela, est littéraire, artistique, et, comme le titre du meilleur chapitre de l’ouvrage le dévoile – « Le 11 septembre comme métaphore »  –, volontiers métaphorique. Mathieu Bélisle lit l’Amérique : il analyse le désarroi télévisuel lors des attentats, son propre désarroi, épris de spectacle, honteux de cette soif de divertissement morbide. Il analyse les discours complotistes et leurs pulsions, non sans tracer de lucides liens avec notre présente pandémie. Il cherche, en outre, dans cette histoire récente, les conditions de notre condition actuelle. Présentant la supralittéraire « ère du soupçon généralisée » qui afflige notre Amérique, il remarque bien, par exemple, à propos de la no-plane theory voulant qu’aucun avion n’ait véritablement percuté les tours (je mentionne au passage que L’empire invisible est tressé de telles formules) : « Le matin du 11 septembre 2001, ce n’était pas seulement des avions qui avaient disparu, c’était la vérité elle-même ; ce n’était pas seulement des tours qui s’étaient écroulées mais l’édifice du sens commun. Leur destruction avait emporté toutes les certitudes. » Et de fait, Bélisle montre comment le 11 septembre fut aussi, en raison de l’absolu transparence des événements, filmés en direct et retransmis à la télévision sous tous les angles, le moment de tous les complots ; le no-plane theory va très loin, postulant qu’en vérité, les avions étaient des missiles qu’on aurait maquillé dans le cadre d’un montage, en accord avec les chaînes de télévision, les badauds, les autorités du monde entier – les platistes, ces défenseurs de la terre plate, en ont pris de la graine.

Le passé ne passe pas

Les armes de destruction massive d’Irak signaient sans doute notre nouveau contrat avec la vérité politique : « quelle importance avaient les faits quand le coupable avait été choisi et le châtiment trouvé ? » Entre le complotisme, la post-vérité trumpienne et le soupçon général qui afflige le public – comment adhérer au réchauffement climatique s’il fait froid, si on ne croit pas un attentat quand on le voit survenir ? –, il existe une parenté que le texte signale et démontre. Les autres chapitres, « Le nouveau régime de conformité » et « Nouveau malaise dans la civilisation » paraissent approfondir le constat tiré de la métaphore des attentats. Si le nouveau régime de conformité désigne surtout un présentisme hartogien (et une fin de l’histoire à la Fukoyama), on y montre aussi comment l’histoire elle-même est mise au service du présent, et comment ce manque de perspective engage des attitudes pour le moins inquiétantes. Le nouveau malaise pointe les déraillements de la sexualité à l’époque actuelle ; l’essayiste expose alors des intuitions brillantes qui détroussent les paradoxes civilisationnels pour nous les remettre sous le nez. Ainsi, Bélisle rappelle comment la « libération sexuelle » a déplacé le contrôle des pulsions, et comment les dénonciations d’abus que l’on a vu déferler dans la dernière décennie ont été liées à une « libération de la parole », « comme pour établir un lien de continuité avec la grande époque de la libération sexuelle ». Bélisle poursuit, avec beaucoup d’à-propos : « Mais la vérité est que nous avions affaire non pas à une lutte typiquement moderne visant à se libérer de vieilles contraintes morales, qu’elles soient de nature religieuse ou de nature petite-bourgeoise, mais à une lutte exprimant un besoin de morale, du moins : la nécessité d’établir – ou de rétablir – certaines limites à l’expression du désir. » La rencontre contradictoire de discours dans notre postmodernité confuse constitue le terrain privilégié où L’empire invisible tire ses idées les plus convaincantes. La modernité émancipatrice veut tout lire à l’aune de la libération ; il se pourrait, propose-t-on ici, que nous soyons en train de faire retraite, pour le bien commun.

N’hésitant pas à dégainer des anecdotes personnelles, faisant preuve de la véritable modestie du lecteur – celle même qu’on rencontrait déjà dans son précédent essai – Mathieu Bélisle poursuit une œuvre d’essayiste forte, lucide, rarement ironique, presque jamais moqueuse. L’écriture captive, les lieux communs, visités avec audace, sont sinon renversés, du moins jetés dans une neuve atmosphère. L’universel reportage que Mallarmé utilisait comme repoussoir, Bélisle l’embrasse, et il travaille, très honnêtement il me semble – et on aurait tort de voir dans cette honnêteté une manière d’en mitiger la qualité et la force – à en faire une œuvre de réflexion enthousiasmante.

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