La scène théâtrale comme ring de boxe

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M’appelle Mohamed Ali. Un spectacle de Théâtre de La Sentinelle et le Théâtre de Quat’Sous; Texte : Dieudonné Niangouna; Mise en scène : Philippe Racine et Tatiana Zinga Botao; Interprétation : Lyndz Dantiste, Fayolle Jean Jr., Anglesh Major, Maxime Mompérousse, Widemir Normil, Martin-David Peters, Rodley Pitt, Franck Sylvestre, Tatiana Zinga Botao; Conception sonore : Elena Stoodley; Lumières : Valérie Bourque; Costumes et maquillage Ange Blédja Kouassi; Conception mouvement : Claudia Chan Tak; Scénographie : Marie-Eve Fortier; Assistance à la mise en scène : Jasmine Kamruzzaman. Présenté au Théâtre de Quat’Sous du 7 au 9 juin dans le cadre du Festival TransAmériques.

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L’auteur congolais Dieudonné Niangouna a écrit le monologue M’appelle Mohamed Ali pour Étienne Minoungou, un comédien dont la ressemblance avec le célèbre boxeur américain né en 1942 à Louisville est frappante. La mise en scène laisse présager qu’on a trouvé un puissant alter ego québécois au comédien burkinabè en la personne de Fayolle Jean Jr., qui ouvre le spectacle par une longue tirade à l’impératif. Or, cette présence imposante sera rejointe quelques minutes plus tard par autant d’interprètes énergiques; ce n’est donc pas un, mais bien huit comédiens qui deviendront ici le visage de Mohamed Ali – c’est bien là toute l’originalité de cette proposition où le monologue devient choral, produisant un habile jeu de réverbération. Le texte insiste beaucoup sur l’oralité, notamment par des anaphores qui produisent un effet incantatoire – pour ne pas dire un effet « coup de poing ». La déclamation est par ailleurs saccadée, performée sans naturalisme, c’est-à-dire qu’on entend la partition derrière l’interprétation (l’effet n’est d’ailleurs pas toujours poétique). Si on sent une certaine nervosité chez les interprètes au début de la pièce, elle se dissipe après une trentaine de minutes, lorsque les comédiens parviennent à trouver leur aisance individuelle, le chœur gagnant du même coup en cohésion.

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Une chronique historique

Si le spectacle original misait sur un jeu de double entre le comédien et le boxeur, soit Étienne Minoungou et Mohamed Ali, le dispositif ajoute ici un troisième niveau de sens : les comédiens québécois incarnent Étienne, qui lui-même incarne Mohamed Ali. Le je adopté par les acteurs montréalais afro-descendants, qui parlent en leur propre nom, est décidément ce qui propulse l’intensité dramatique et fait vibrer la scène /01 /01
Dans un entretien publié sur le site du FTA, le co-metteur en scène de la pièce, Philippe Racine, explique qu’il a voulu insister par ce dispositif sur le sentiment de dissociation qu’il vit en tant que Noir au Québec : « Le corps de l’acteur, le corps du citoyen et le corps Ali. Ce sont trois corps affirmatifs, fiers, qui s’expriment sur scène de façons différentes pour évoquer les réalités du corps noir. Il y a quelques années, j’avais écrit un court texte où je témoignais d’une impression qui m’habitait surtout à l’adolescence, mais parfois encore aujourd’hui, celle d’être dans un perpétuel état de dissociation — pas  tout à fait Noir, pas tout à fait Québécois, plus ou moins Canadien, avec un accent fluctuant. Une identité tellement explosée qui me donnait cette impression d’une schizophrénie. C’est aussi cette pluralité que l’on veut transmettre au public. Dans le texte, le personnage d’Étienne est d’ailleurs diagnostiqué comme ayant un trouble de la personnalité multiple. » (« Entretien M’appelle Mohamed Ali, https://fta.ca/entretien-dantiste-racine-zinga/)
. Quand huit acteurs afro-descendants montréalais montent sur une scène, ils incarnent certes un personnage, mais ils portent aussi, dans leur corps même, leur propre histoire raciale.

M’appelle Mohamed Ali est une chronique politique davantage que sportive, et la partition ne cesse de le réitérer. En pleine époque ségrégationniste, dans une Amérique profondément divisée par le racisme, Mohamed Ali déborde de confiance, de fierté, de hargne et d’arrogance. Le texte de Dieudonné Niangouna, qui puise dans le répertoire de citations marquantes du boxeur, nous révèle sa personnalité forte, quasi-mégalomaniaque : « Je suis le plus beau », « Je suis le plus grand ». Une telle posture servira au boxeur à mener un combat psychologique contre ses adversaires à travers ses présences médiatiques.

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Rire jaune

Cinglante, la création « cogne » d’autant plus que les comédiens interpellent constamment le public par leur regard frontal et percutant. Il y a une force qui se dégage de ce ton caustique visant à provoquer le spectateur : les interprètes adoptent l’attitude arrogante de Mohamed Ali, tantôt en se réappropriant le mot en « n » d’une manière antiparastasique, tantôt en ironisant sur l’imaginaire de la blancheur qui traverse les publicités (« Savon blanc »), les formes artistiques (« Blanche Neige ») et les expressions de la société américaine (« humour noir », « tristesse noire » « diable noir »). Alors que les comédiens s’esclaffent d’un rire libérateur, jubilatoire et triomphant, le public, pour sa part, rit jaune, en laissant échapper ici et là un petit gloussement provoqué par le malaise. Par moments, l’éclairage se déplace vers la salle, comme pour mettre le spectateur en position de témoin et d’accusé.

La performativité de la parole, et plus précisément de l’acte narratif, ressort alors avec puissance : « On n’a pas le même visage après avoir raconté son histoire », laisse entendre l’un des avatars de Mohamed Ali. Alors qu’on insiste ici sur l’idée que les comédiens noirs sont piégés dans leur rôle (« Les textes nous ont joué »), l’idée d’une dualité scène-ring/Étienne-Mohamed s’instaure encore une fois. M’appelle Mohamed Ali est le récit d’un comédien qui reprend les droits sur son corps, sur sa parole – d’une personne qui cherche à parler en son propre nom.

« Frapper dans l’œil du spectateur »

Puisque la pièce joue sur la métaphore de la scène théâtrale comme ring de boxe, il fallait que les corps bougent, frappent, cognent. Il était donc indispensable qu’il y ait des séquences de mouvements performées en groupe. Malheureusement, ces moments chorégraphiques manquent de précision et tombent souvent dans le cliché – les acteurs miment ce que le texte exprime.

En outre, comme la partition ne suit pas un fil conducteur cohérent, les différents niveaux de sens sèment un peu de confusion – cela n’est toutefois pas un défaut. En ne donnant pas « tout » au public, le texte ouvre un espace de projection pour le spectateur en l’invitant, pour paraphraser le texte, à « trouver le Mohamed Ali en soi ». Ainsi, on cherche moins à restituer la figure historique en présentant son portrait biographique qu’à voir comment sa posture a pu résonner à l’époque et comment elle résonne toujours aujourd’hui. Si on livre plusieurs éléments de la vie du boxeur (sa conversion, son refus de s’enrôler pour la guerre du Vietnam, ses procès), ces repères apparaissent secondaires par rapport à la trame principale de la pièce, qui propose avant tout une réflexion sur les pouvoirs de la scène théâtrale : « Je ne joue pas, je saigne. J’enseigne. […] Cogner est un acte salutaire ».

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crédits photos : Yanick MacDonald

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Dans un entretien publié sur le site du FTA, le co-metteur en scène de la pièce, Philippe Racine, explique qu’il a voulu insister par ce dispositif sur le sentiment de dissociation qu’il vit en tant que Noir au Québec : « Le corps de l’acteur, le corps du citoyen et le corps Ali. Ce sont trois corps affirmatifs, fiers, qui s’expriment sur scène de façons différentes pour évoquer les réalités du corps noir. Il y a quelques années, j’avais écrit un court texte où je témoignais d’une impression qui m’habitait surtout à l’adolescence, mais parfois encore aujourd’hui, celle d’être dans un perpétuel état de dissociation — pas  tout à fait Noir, pas tout à fait Québécois, plus ou moins Canadien, avec un accent fluctuant. Une identité tellement explosée qui me donnait cette impression d’une schizophrénie. C’est aussi cette pluralité que l’on veut transmettre au public. Dans le texte, le personnage d’Étienne est d’ailleurs diagnostiqué comme ayant un trouble de la personnalité multiple. » (« Entretien M’appelle Mohamed Ali, https://fta.ca/entretien-dantiste-racine-zinga/)

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