La poésie spontanée des mots choisis pour se raconter

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17.03.2022

Pas perdus | documentaires scéniques. Recherche et entrevues : Anaïs Barbeau-Lavalette ; conception narrative et mise en scène : Émile Proulx-Cloutier ; avec : Dominic, Elisabeth, Eva, Jérôme, Quentin, Réal, Sylvain, Yaëlle, accompagné·e·s d’Anaïs Barbeau-Lavalette ; assistance à la mise en scène : Charlotte Ménard ; scénographie : Julie Vallée-Léger ; éclairages : Mathieu Roy ; musique originale : Guido Del Fabbro ; conception sonore : Ilyaa Ghafouri ; accessoires : Dominique Coughlin ; images et animation 2D : Marielle Dalpé ; une création du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en coproduction avec Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier, présentée à la salle Michelle-Rossignol du 8 mars au 2 avril 2022.

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Après Vrais mondes (2014) et Pôle Sud (2016), Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier entament, avec Pas perdus, une nouvelle suite de « documentaires scéniques » axée cette fois sur les questions de mémoire et de transmission. En réunissant sur scène huit personnes originaires des quatre coins du Québec et en puisant la matière du spectacle dans leurs échanges intimes avec ce « vrai monde », les créateurices mettent en lumière la beauté fragile de leurs rencontres tout en posant un regard soucieux sur la société québécoise et son rapport trouble à la tradition. Parce qu’il nous rappelle la puissance de la parole spontanée, ce spectacle s’avère être un moment de grande authenticité. On ne peut dès lors que se sentir privilégié·es d’assister à un partage humain d’une telle intensité.

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Le pouvoir évocateur du son

J’étais pourtant sceptique en apprenant que le spectacle serait porté uniquement par une bande-son et quelques « non-acteurices », information qui déjoue nos a priori en termes de représentation théâtrale. Pour quels motifs faire de ces préenregistrements audio d’entrevues (aussi intéressants soient-ils) un spectacle plutôt qu’un film documentaire ou un simple balado ? Quelques minutes suffisent à convaincre de la pertinence de ce choix artistique. Rien n’est laissé au hasard dans cette proposition, à commencer par la conception narrative du spectacle, un travail de moine qui mérite d’être souligné avec déférence. En effet, la mise en scène d’Émile Proulx-Cloutier frôle la perfection tant sa cohérence est manifeste. S’il est difficile de départager ce qui relève du hasard des rencontres, du talent d’intervieweuse de Barbeau-Lavalette ou de l’acuité dramaturgique de Proulx-Cloutier, il n’en demeure pas moins que ces huit histoires s’arriment l’une à l’autre avec un naturel désarmant. Il ne fait aucun doute que ces créateurices savent tisser des liens signifiants entre les êtres sans toutefois sacrifier leur singularité ; chacun·e dispose de l’espace nécessaire pour se raconter, sans que cela n’empêche l’entrecroisement habile de ces fils solidaires. Une sublime tapisserie se dessine alors du moment qu’on prend un pas de recul.

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Fidèles à l’approche documentaire, les créateurices font le pari de revaloriser la puissance d’une parole livrée « hors performance ». C’est pourquoi les individus qui se présentent sur scène ne « jouent » pas ; la bande-son les libère de tout souci d’interprétation. N’ayant ni texte à apprendre ni émotion à incarner, iels n’ont qu’à habiter leur histoire de quelques actions qu’iels puisent dans leur propre expérience de vie. Cela nous permet, en tant que spectateurices, de redécouvrir la beauté d’un geste simple, d’un corps dépouillé du réflexe de performance. Le son, matériau principal de Pas perdus, y acquiert une nouvelle texture, puisqu’on peut prendre le temps de s’attarder à chaque choix de mots, chaque inflexion dans la voix. On se surprend même à apprécier la force d’un silence, justement parce qu’il n’est pas joué ; il est vrai, chargé d’une poésie involontaire qui nous fait vibrer.

Retrouver la grandeur de l’autre

De la musique à la scénographie épurée, en passant par les accessoires et les magnifiques projections de Marielle Dalpé, tous les choix artistiques contribuent à l’unité d’ensemble de Pas perdus. Pour le public, il est exaltant d’assister à un spectacle d’une telle maîtrise. En fait, il s’agit d’un type de proposition artistique qui ne pourrait faire l’économie d’un tel lien de confiance tant il peut devenir inconfortable d’assister aux témoignages intimes, parfois dramatiques, de gens rendus vulnérables par leur proximité avec le public. Sans la distance de la fiction ou la protection d’un écran de télévision, les spectateurices peuvent-iels quand même réagir ou rire – même avec la plus grande bienveillance – à telle anecdote ou à telle tournure de phrase colorée sans risquer de froisser celui ou celle qui l’énonce ? Là se situe l’une des qualités du travail de Proulx-Cloutier : rapidement, le dramaturge établit un espace sécuritaire où il devient possible – voire encouragé – d’entrer en contact avec la grandeur « ordinaire » de l’autre.

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En passant ici et là du particulier au collectif, Pas perdus nous invite également à reconsidérer notre rapport – souvent méprisant – à la tradition. Se passionner pour ce qui est ancien comme le font les huit protagonistes, à ce qui se trouve au fondement de notre culture nationale, signifie-t-il nécessairement être fermé·e à la modernité, à la création et aux autres cultures comme le veut la croyance populaire ? Quel traitement réserve-t-on, au Québec, à nos fondations (humaines comme matérielles) ? Pour éviter de devenir amnésiques, la première action à poser serait peut-être de recommencer à s’intéresser avec empathie au mystère qui émane de tel inconnu croisé sur la rue. Tout le monde a une histoire à raconter – et un savoir à transmettre – pour qui se donne la peine de tendre l’oreille.

crédits photos : Valérie Remise

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