La métaphore à l’épreuve de la grammaire

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08.06.2021

Le virus et la proie. Texte : Pierre Lefebvre. Mise en lecture : Benoit Vermeulen. Interprétation : Étienne Lou, Alexis Martin, Dominique Pétin, Ève Pressault. Au Théâtre Jean-Duceppe, dans le cadre du Festival TransAmériques. Webdiffusion du 27 mai au 13 juin. Représentations les 6, 9 et 10 juin.

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« Mon incapacité à me faire entendre n’a pas d’égal ». C’est un joli poncif du théâtre québécois : on aurait fondé notre art dramatique depuis Gratien Gélinas en passant par Michel Tremblay sur l’incommunicabilité – des pères qui crient et des enfants qui n’écoutent pas, des portes qui claquent, des monologues sans personne pour les recevoir. Mais chez Pierre Lefebvre, la famille est politique, pour ainsi dire. Celui à qui parler et qui n’écoute pas est un Ministre, peut-être même un Premier Ministre, et l’incapacité de s’en faire entendre est toute contenue dans le système qui lui donne le pouvoir et l’enlève aux gens modestes.

Une langue commune : un projet impossible

La mise en lecture présente quatre comédiens qui reprennent le plaidoyer de Lefebvre au bond ; la division entre les différentes voix est subtile au début, une phrase lancée par un comédien au bout de sa réplique permet d’embrayer la réplique d’un autre. L’effet de continuité est alors patent. Mais plus avance la représentation, plus on entend les voix se diviser, entrer chacune sinon dans son récit – car on serait bien en peine de deviner des personnages derrière ces voix –, du moins dans son émotivité, dans sa manière de dire une même injustice, de porter une même diatribe contre le pouvoir qui ignore. Ce trait laisse à réfléchir, dans la mesure où le texte de Lefebvre semble éviter d’entretenir les contradictions internes, l’ennemi étant cet autre à qui s’adressent les voix, ce ministre exclu d’un chœur qui, lui, porte un seul discours : celui des laissés-pour-compte. La diversité des voix n’engage donc pas de diversité des positions. Si la distribution du texte entre quatre comédiens permet de rendre sensible sa charge politique, son unité de propos lui donne toutefois son trait pamphlétaire, agonique, et semble engager un dialogue avec l’autre – le Ministre –de façon uniquement rhétorique.

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« Nos grammaires ne se rencontrent pas, mais nos ombres le font » : tout le texte de Lefebvre tente pourtant de renouer avec une langue commune. Cette phrase, lancée au début de la lecture, constituera sans doute le fil conducteur jusqu’à son dénouement. À la fin, on invitera à fonder une autre langue, une langue étrangère à tous, qui nous défigurerait. Car dans la langue disponible, il existe trop de ce qui divise, il y a trop de l’hégémonie qui empêche d’« imaginer de l’inédit », trop de ce que le capitalisme a engagé de division du savoir et de division du travail, causant la division des êtres, des discours, des voix. Cette quête d’une langue commune ponctue le texte, quand bien même elle paraît disqualifiée d’emblée : car si le pouvoir est dans la langue, la langue est dans le pouvoir. « Si par miracle j’arrivais à être à la même table que vous, comment entrer en dialogue avec celui qui croit assez au système pour devenir ministre, peut-être même le Premier ? » La table commune, l’institution capable de faire entendre le multiple et la langue qui ferait se rencontrer, en toute égalité, puissants et modestes n’existent pas, mais leur existence suffirait à exorciser l’idée du pouvoir, la croyance qui le supporte ? Le virus et la proie en instille tout à la fois l’espoir (une langue commune !) et le scepticisme (qui serait minée quand même).

Les métaphores : une manière d’y arriver

C’est pourquoi le texte de Lefebvre offre la langue comme simple « métaphore » pour parler de ce qui unit les gens. Car au fond, ce sont nos façons d’incarner le pouvoir, l’exploitation, la loi qui importent le plus, et la langue n’en est qu’une parmi d’autres. « Il faut trouver d’autres métaphores pour se dire », lance une voix, et on comprend que cette invitation donne son titre au texte. L’exploité doit passer de victime à infection : « Vous amener à m’attraper. Pas comme une proie, mais comme un virus. »

Cette métaphore n’est que l’aboutissement d’une longue démonstration d’une heure quarante portant sur une conception libérée du monde, c’est-à-dire incarnée, débarrassée de l’abstraction qui fait écran entre nous et le réel. On évoque, par exemple, la métaphore du renard qui se ronge l’os pour fuir un piège : « Pour nous, lance une voix, la mutilation est ce qui nous permet de nous insinuer dans le système. […] C’est grâce à notre liquéfaction qu’on peut entrer dans le monde du marché du travail ». Dans ce renversement métaphorique, on voit bien que là où le renard se libère au prix d’un sacrifice, l’humain contemporain se sacrifie pour s’intégrer dans un marché qui le tuera. Comme quoi : incarner les enjeux nous les rend plus visibles.

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Une voix assure pouvoir remonter les budgets et les lois qui ont fait la laideur de la chambre de CHSLD de sa mère : manière de dire que les décisions des puissants ne sont pas que des chiffres, pas que des principes, qu’ils cisaillent véritablement notre réel. « Une loi n’est pas une chose abstraite. C’est un char. […] C’est le corps qu’elle finit par percuter. » Partir du corps et de la vie revient à ce qu’édictait le texte en son début : les grammaires – ces abstractions – ne se rencontrent pas, mais les ombres le font. C’est pourquoi la métaphore, et peut-être aussi la littérature, est appelée, chez Pierre Lefebvre, à refonder et détourner les langages de l’abstraction pour leur donner une nouvelle portée. « Imaginer le texte de loi s’insérant là où est la littérature », dit-on à la fin de la représentation : la littérature n’est pas ce qui travaille avec le matériau du langage, mais ce qui n’est jamais assujettie à celui-ci. Par cette performativité du corps et du mot, le pouvoir pourrait se renverser, et le « trou au milieu du visage », trou inutile qu’est la bouche pour celui à qui on ne donne pas la parole, peut atteindre l’incarnation, le bruit audible.

crédits photos : Jeremie Battaglia

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