La gravité de nos pas

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10.02.2020

Suspendu au sol, Chorégraphie : Philippe Meunier, Ian Yaworski ; Interprétation : David Campbell, Catherine Lafleur, Geneviève Lauzon, Liane Thériault ; Direction des répétitions : Corinne Crane ; Musique : Cédric Dind-Lavoie ; Dramaturgie : Benjamin Prescott La Rue ; Conception des costumes : Cloé Alain-Gendreau ; Éclairages : Ian Yaworski.

Pythagore mon corps, Chorégraphie : Stacey Désilier ; Interprètes : Noémie Dufour-Campeau, Roxanne Dupuis, Charles Brecard, Maïka Giasson, Justine Chevalier-Martineau, Alexandre Wilhelm ; Éclairages : Benoit Larivière ; Mix et arrangements sonores : Joël Lavoie ; Direction des répétitions : Marie-Pier Proulx. Présenté en programme double du 6 au 9 février 2020 à Tangente.

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Le programme double de Tangente présente deux œuvres contrastées, qui ont cela en commun que la gestuelle s’y inspire d’autres disciplines. Dans Suspendu au sol, ce n’est pas la virtuosité que l’on exige des danseurs, mais un travail de recherche et d’exploration de langages qui leur étaient jusque-là inconnus. Pythagore mon corps est pour sa part une œuvre sans compromis, où les danseurs assument une virtuosité non dénuée d’attitude.

Les chemins

Suspendu au sol a pour pari de confronter les interprètes à des techniques qu’ils n’ont pas l’habitude d’utiliser. Ils s’engagent donc à relever avec une grande humilité le défi qu’incarne cette œuvre dans laquelle sont intégrés des pas de gigue. Tout au long de la pièce, un sentiment de vulnérabilité est palpable, et ce sentiment permet aux danseurs d’explorer davantage limites de la gigue et de son absorption par la danse contemporaine. Ils prolongent aussi cette recherche sur le plan individuel et l’interrogent dans le cadre de leur propre cheminement en tant que danseurs, travail personnel qu’ils accomplissent avec sérieux.

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Nous pouvons observer les traces de cette introspection dès l’entrée en matière. La pièce se divise en deux parties : l’ouverture se consacre à l’exploration individuelle en bonne et due forme, à l’étude du mouvement (des spasmes répétés mènent les danseurs aux déplacements), de l’espace et de l’autre. Elle inclut quelques duos (peu de portés : les danseurs conservent plutôt la position verticale) et quatuors. En deuxième partie, les jeux de pieds sont désormais rodés, et nous pouvons apprécier des traversées de groupe, alternant la position debout et les fentes, avec des contretemps typiques du genre folklorique. Les interprètes se démarquent ponctuellement du groupe grâce à quelques solos hybrides, aux pas bien marqués.

Si la musique (Cédric Dind-Lavoie) ponctue la pièce de rythmes très intéressants, les pas des danseurs restent malheureusement pour la plupart silencieux, sauf lors de la conclusion, et lorsque leurs semelles adhèrent (et provoquent des silements) au plancher de bois franc. D’ailleurs, le bois, cet élément à la résonnance particulière, qui couvre la scène des murs au sol, aurait vraiment pu être utilisé de façon plus efficace. Pourtant caractéristiques de la gigue, les talons qui claquent surprennent par leur absence. Les espadrilles portées par les interprètes masquent les sons, et on se prend à regretter une authentique trame sonore giguée. Puisque les mouvements sont avant tout contemporains, il semble que l’aspect traditionnel n’aurait pas été trop appuyé pour autant. Cela aurait peut-être défini plus clairement les rapports entre les danseurs, et aurait certainement permis une meilleure immersion dans leur travail de recherche, dans leur généreux état de vulnérabilité.

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Trinité des désirs

Dans une toute autre attitude, les danseurs de Pythagore mon corps s’installent pour l’ouverture, dans un mouvement de groupe. Ils adoptent un état de corps à la fois décontracté et concentré, entre une énergie vive et le ralenti, mais restent toujours engagés jusqu’au bout des ongles (d’ailleurs peints d’une substance phosphorescente, comme leurs costumes). Cette énergie forte traverse les trente minutes de la pièce dans un tour de force plein de virtuosité, de générosité d’interprétation.

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La gestuelle emprunte aux formes géométriques (écarts et splits), aux arts martiaux (kicks), à la boxe (poings en protection du visage, petits sauts), et sert un propos à la fois poétique, philosophique et psychologique. Ainsi la danse devient un lieu de questionnements sur les rapports entre les humains, ou encore entre ceux-ci et l’espace : l’élévation (sauts, duos explorant les contrastes couché/debout) et la chute au sol (nombreuses pirouettes) sont explorées sous plusieurs formes, et souvent au ralenti. Dans l’un des mouvements les plus extraordinaires (et Pythagore mon corps en a donné à voir plusieurs), Alexandre Wilhelm se relève d’un plongeon, au ralenti, créant un effet de chute libre –  ce qui se déroule normalement en plein ciel advient ici au sol.

La mise en scène (costumes, éclairage) ainsi qu’une gestuelle très symbolique créent de nombreuses images qui viennent appuyer le discours de l’œuvre : ainsi, par exemple, les chandails fluorescents s’allument et le reste de la scène se plonge dans une ombre bleutée, laissant apercevoir seulement les mouvements du haut du corps. De plus, le rôle de la musique (dont la base appuie ce besoin de sentir le sol) et de l’éclairage (ingénieux à plusieurs égards) est primordial dans la progression de la pièce. Les liens entre les tableaux se présentent de façon organique, aidés en cela par les interprètes, qui semblent investis d’une quête multidimensionnelle. Désilier s’est entourée de danseurs et d’artistes de talent, engagés, mais (ce qui pourrait surprendre au vu de sa jeune expérience) elle adopte également un langage maîtrisé, profond et clair, qui se détourne de toute facilité.

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crédits photos: Justine Latour, Mathier Desjardins.

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