La ferme monstrueuse de Karen Hines

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17.05.2022

Tous les petits animaux que j’ai dévorés ; texte : Karen Hines ; traduction : Mishka Lavigne ; mise en lecture : Lisa L’Heureux ; interprétation : Louise Bombardier, Pascale Drevillon, Julie Tamiko Manning, Anna Beaupré Mouloundra, Martine Pype-Rondeau, Cynthia Wu-Maheux ; présenté le 12 mai 2022 au Théâtre Aux Écuries dans le cadre du Festival du Jamais lu.

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Au cœur d’une grande ville canadienne se dresse La Ferme, une tour d’appartements-hôtel pour femmes professionnelles. La Ferme se présente comme un lieu d’échange sécuritaire, mais aussi comme une oasis verte qui offre à ses résidentes tous les bénéfices d’une petite ferme française. Réservée aux femmes, elle a pris pour ambassadrices de sa mission des grandes figures littéraires féministes ; les portraits de Sylvia Plath, de Frida Kahlo et de Virginia Woolf tapissent les murs du complexe immobilier, s’affichent dans tous ses espaces.

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Une question de marketing

C’est dans cet univers improbable que Zoë (Pascale Drevillon) travaille comme serveuse, tout en poursuivant des études féministes. Elle s’intéresse à la chambre comme espace réel et figuratif chez Virginia Woolf et prépare un projet atypique, un roman graphique en forme de coin-coin, ce jeu entre origami et art divinatoire populaire dans les cours d’école. Par une correspondance entre le fond et la forme, le coin-coin communique sa structure à la pièce, dépliage de petites vignettes où apparaissent une série de personnages hauts en couleur, incarnés tour à tour par quatre autres interprètes. Zoë, qui est en train de vivre « le pire shift de sa vie » à La Ferme, assure la continuité d’une scène à l’autre par ses déplacements dans l’espace fictif comme dans sa propre conscience.

Par l’intermédiaire du regard de Zoë, on découvre que l’établissement résidentiel aux airs de petite utopie féministe et écologique n’est que le refuge d’une sphère ultra-privilégiée de la société, qui éprouve peu de scrupules à vivre des fruits du néolibéralisme. Dans un détournement marketing du titre de Woolf, l’un des personnages clame d’ailleurs que la Ferme offre enfin aux femmes qui y vivent « un condo à soi ». Tout indique que les idéateurs et promoteurs du projet immobilier ignorent que certaines des écrivaines qu’ils utilisent comme mascottes ont vécu avec la maladie, la dépression, se sont suicidées.

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Virginia Woolf n’était pas féministe

Cette pièce ayant le féminisme pour thème contient une série de références à Alison Bechdel. L’autrice de bande dessinée est connue, notamment, pour avoir imaginé un test qui porte désormais son nom : pour qu’une production artistique « passe » ce test, il faut qu’elle contienne des personnages féminins nommés et qui interagissent entre eux à propos d’autre chose que de leur rapport aux hommes. Tous les petits animaux que j’ai dévorés souscrit à cette exigence, et fait même de la conversation entre femmes un de ses principes structurants, puisque la pièce est conçue comme une série de dialogues où les hommes sont pour ainsi dire absents. Globalement, le texte fonctionne en quelque sorte comme un discours à relais. Alors que Zoë s’affaire à ses tâches, elle capte des conversations qui évoquent, directement ou non, une panoplie d’enjeux ancrés dans le monde contemporain : l’art, la consommation, les médias sociaux, l’environnement, etc. Dans ce qui ressemble à des flashbacks, Zoë rapporte différentes discussions qu’elle a eues avec son amie et collègue, « l’Autre Serveuse » (Cynthia Wu-Maheux). Que signifie « parler de ce que les femmes parlent entre elles », ainsi que le formule Zoë ?  

Dans une scène intitulée « Virginia Woolf n’était pas féministe », la femme de lettres devient elle-même un personnage de la fable, apparaissant dans la conscience de Zoë, qui accueille cette manifestation avec l’espoir d’obtenir des réponses à certaines de ses questions. En quelques phrases décevantes, l’écrivaine déclare que si elle a pu échafauder son œuvre, c’est d’abord parce qu’elle a profité de conditions matérielles avantageuses – des rentes, des domestiques – qui l’ont davantage aidée à écrire que le droit de vote pour les femmes (i.e. les luttes féministes). Si ce passage ne doit probablement pas être pris comme un jugement définitif sur le féminisme de Virginia Woolf, il désigne aussi, par un effet miroir, la précarité économique dont sont victimes plusieurs femmes aujourd’hui, dans un monde où les inégalités sont grandissantes. Le rapport entre écriture, féminisme et conditions économiques est d’ailleurs évoqué dans une autre scène-clé de la pièce.

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Humains, monstres et animaux

Notre monde, semble-t-il, a viré au cauchemar. Les idoles ont été démantelées, les idéaux, corrompus. Dans un segment particulièrement comique, Karen Hines imagine comment les choses se seraient passées si Sylvia Plath avait vécu à l’époque des réseaux sociaux et avait partagé ses états d’âme dans des publications Facebook. Se crée ainsi un contraste drôle et troublant entre la mélancolie profonde des vers de Plath et les réactions imaginaires de ses amis virtuels : likes et commentaires faciles, creux, comme nous en croisons tous les jours en ligne. L’autrice multiplie les mécanismes pour dévoiler certaines réalités cruelles qui semblent banalisées au quotidien. Son écriture tisse avec finesse un commentaire social particulièrement perspicace sur les travers de notre époque. Une critique d’autant plus éloquente qu’elle est portée par l’interprétation experte des six comédiennes qui se partagent le texte.

Ainsi l’idée d’un monde cauchemardesque ou horrifiant fait fréquemment retour, notamment lorsque les personnages commentent l’éclairage ; dans une sorte de dispositif extradiégétique, on fait des remarques sur l’apparence vaguement monstrueuse, c’est-à-dire pas tout à fait humaine, qu’il donne à certaines protagonistes. La lumière, soudain, dévoile les penchants les plus sombres de chacun, qui semblent pour ainsi dire s’incarner devant les yeux de l’observateur. Or, c’est justement le regard, lorsqu’il est dirigé de la bonne manière, par exemple lorsqu’il est lucide et subversif comme celui de Zoë, qui peut dévoiler cette part inhumaine se réveillant parfois en nous. À cet égard, la pièce intègre un mécanisme astucieux : ça et là, des animaux approchent des grandes fenêtres de La Ferme, observent celles qui, un moment plus tôt, mangeaient le contenu de leur assiette et bavardaient, en parfait contrôle des discours sur le monde et sur elles-mêmes ; une inversion des rôles de sujet et d’objet qui est riche de sens. En vivant dans cet univers clos et entièrement féminin qu’est La Ferme, les personnages de la pièce semblent renoncer à prendre activement part au débat social, mais reproduisent en plus, par leur mode de vie, les rapports de domination dont les femmes tentent de s’affranchir.

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crédits photos : Kevin Calixte

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