Jouer avec et vers la peur

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Bernard Perron, The World of Scary Video Games. A Study in Videoludic Horror, Bloomsbury, collection « Approaches in Digital Game Studies », 2018, 488 p.

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Je me permets de commencer mon compte-rendu du plus récent essai de Bernard Perron par une anecdote personnelle, qui révèlera des éléments de mon intérêt de lecture pour l’ouvrage et son auteur. C’est grâce à Bernard Perron que je meurs plus souvent – dans un contexte vidéoludique, on s’entend. En parallèle d’un colloque auquel nous avons pris part tous les deux, Perron a ouvert mes yeux de joueur en m’introduisant au concept de flow, proposé par Mihail Csikszentmihalyi. Initialement élaboré dans une perspective de psychologie du travail, mais depuis repris dans le monde des études vidéoludiques, le concept de flow décrit un état advenant chez un sujet qui se trouve en équilibre entre l’anxiété et l’ennui. Dans un contexte de jeu vidéo, le flow survient par exemple lorsque le degré de difficulté d’un jeu n’est pas rébarbatif ou décourageant et que les actions à effectuer ne sont pas trop redondantes ou sans surprise. De l’avis de Perron, il est nécessaire de sélectionner le degré de difficulté d’un jeu, lorsque cette option est offerte par celui-ci, afin qu’il offre un défi suffisant pour éviter au joueur de sombrer dans la lassitude ou la frustration.

Prenant pour exemple un genre vidéoludique qu’il connaît très bien – comme on s’apprête à le découvrir –, Perron affirme qu’il est essentiel de voir son personnage mourir lorsqu’on joue à un jeu vidéo d’horreur ; après tout, les diverses séquences d’animation préparées avec soin par l’équipe de production d’un jeu, où on voit son personnage se faire démembrer, décapiter et autres variations sanglantes de son trépas, représentent une partie importante, voire cruciale, du contenu d’un jeu vidéo d’horreur. Ne pas en faire l’expérience serait analogue à ne pas lire tous les chapitres d’un roman. J’avais espoir de trouver des observations et conseils de cet acabit dans l’essai de Perron intitulé The World of Scary Video Games, résultat de plus de quinze ans de recherches dans le domaine des études vidéoludiques et d’un genre particulier. J’ai trouvé bien autre chose au sein des quelques 450 pages de cet ouvrage

Une étude en trois temps

L’essai, divisé en trois parties, débute par une section essentielle qui, au terme d’un cheminement long mais d’une grande pertinence, explique pourquoi le terme « jeu vidéo d’horreur » n’est pas adéquat afin de décrire la catégorie de jeux qu’il aborde. Il emprunte des réflexions menées au sujet du genre du film d’horreur et passe ensuite à un examen de l’appellation « survival horror », communément associé à des titres comme Resident Evil – précisément parce que le premier opus de cette franchise employait le terme dans un écran de chargement. Perron démontre qu’il est périlleux d’accoler le terme « horreur » à son objet d’étude en raison de la difficulté à en arriver à une définition stable et satisfaisante de ce qui est ou serait l’horreur en fiction. De plus, la diversité des œuvres formant le corpus des jeux de « survival horror » – en plus d’une tendance marquée, à partir d’une certaine époque, à conférer plus de puissance et de munitions au personnage contrôlé par le joueur, le rendant de fait moins vulnérable aux assauts des monstres – fait également en sorte qu’il n’est pas aisé de les faire tenir toutes au sein d’une telle catégorie. Il propose plutôt, de manière fort ingénieuse, de désigner les œuvres de son corpus en les qualifiant de « jeux vidéo effrayants », dont le principal critère définitoire est donc l’effet recherché à la fois par le design du jeu en soi, mais aussi par ses adeptes lors de leur expérience. Afin de ne pas offrir à son tour une définition qui serait soit trop restrictive, soit trop englobante, il propose de situer les œuvres de son corpus au sein d’une structure en forme de pyramide (en l’honneur de Pyramid Head, un antagoniste emblématique de la franchise Silent Hill). Plus on retrouve dans un jeu des éléments qui permettent de le qualifier de jeu effrayant, plus le jeu se classe au sommet de la pyramide. Cette manœuvre méthodologique a donc le mérite d’incorporer beaucoup de jeux dans cette catégorie tout en permettant d’identifier lesquels s’imposent plus aisément à l’esprit comme relevant de ce genre.

La seconde section effectue un historique très complet du jeu vidéo effrayant. Malgré l’humilité de l’auteur, qui reconnaît que certains titres manquent fort probablement à sa ligne du temps, j’ai été impressionné par les connaissances encyclopédiques et empiriques de Perron en la matière. Comme il le démontre, l’exercice de désigner un jeu « fondateur » du genre s’avère ardu puisque plusieurs candidats prétendent à ce titre ; aussi incongru que cela puisse paraître, le célèbre jeu d’arcade Pac-Man pourrait faire partie du lot, puisque le personnage est poursuivi par des fantômes dans un labyrinthe ! Une attention particulière est accordée à Alone in the Dark, qui a servi d’inspiration à Resident Evil, malgré le désaveu longtemps maintenu par le créateur de celui-ci. L’évaluation de ces titres et de leur positionnement dans la pyramide des jeux vidéo effrayants permet de présenter une démonstration convaincante des potentialités d’un tel outil conceptuel et d’effectuer un classement à la typologie souple.

La troisième section aborde des aspects de design du jeu vidéo qui concourent à mettre en place la peur lors de l’expérience de jeu. Sont soigneusement passés en revue les modes de vision (essentiellement à la première et à la troisième personne) et les impacts de ces régimes scopiques sur l’aménagement des effets de peur, les paysages sonores et leurs contributions à la mise en place d’une tension constante dans l’expérience de jeu, une exploration des territoires, paysages et lieux traversés dans les jeux vidéo effrayants et, finalement, un examen des personnages et monstres peuplant ceux-ci. Chacun de ces chapitres propose un répertoire exhaustif d’exemple de ces aspects et de leurs combinaisons. Se réclamant du néo-formalisme, Perron se cantonne plus souvent qu’autrement dans la description de ces éléments et n’effectue pas d’interprétation approfondie des titres abordés, et il ne s’autorise à sortir plus longuement de cette réserve objective que lorsqu’il aborde la question des représentations de genre des personnages, démontrant que même si les femmes sont davantage représentées dans le genre à l’étude que dans d’autres jeux vidéo, le portrait qui en est offert a malheureusement tendance à réitérer des stéréotypes tels que la damoiselle en détresse, la jeune femme fragile et la femme fatale. Même les femmes guerrières héroïnes de certains jeux sont à toutes fins pratiques des mâles alpha dans des corps de femme.

Un modèle à suivre

En somme, l’essai de Perron s’affaire en priorité à cataloguer avec détail et soin les éléments constitutifs du jeu vidéo effrayant, et offre des constats plutôt que des analyses – bien que quelques remarques personnelles égayent la lecture de temps à autres. On sent que ce que Perron voulait proposer, dans son ouvrage, était une somme des connaissances portant sur un genre vidéoludique qui méritait pareil examen. La nécessité d’en établir les paramètres et d’en détailler les caractéristiques a représenté un travail conséquent, qui n’a laissé que peu de place aux interprétations et analyses poussées que j’aurais aimé y trouver avant le début de ma lecture. Je ne peux pas reprocher à l’essai de ne pas m’avoir livré ce que j’aurais voulu y trouver en raison d’une discussion privée avec l’auteur sur un tout autre sujet, et en ajustant mes attentes en cours de lecture – en fait, assez rapidement, puisque l’auteur explique clairement les visées de son projet dès l’introduction – j’ai pu rapidement cesser de regretter le livre que j’espérais d’abord lire pour tout simplement apprécier la leçon de classement, d’histoire et d’inventaire que j’y ai plutôt trouvé. L’essai de Perron est un rare exemple d’un examen complet d’un genre précis, et la manière dont l’auteur s’y est pris pour proposer la synthèse d’un sujet – peut-être pas totale, mais aussi près que possible de l’exhaustivité – mérite de constituer un modèle pour pareil exercice à l’avenir.

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