Je suis calme et enragé·e : entretien avec Symon Henry

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07.06.2022

Le 27 février dernier, sous l’égide de l’Ensemble Supermusique et du collectif Ad lib, était présenté sur scène au Conservatoire de musique de Montréal Je suis calme et enragé·e, une performance transdisciplinaire de læ compositeurice et poète Symon Henry. L’événement réunissait un ensemble composite d’interprètes, dont l’autrice, chercheuse et membre du duo musical La Fièvre Zéa Beaulieu-April, ainsi que læ poète et activiste Laura Doyle-Péan, incarnant par leurs voix les partitions musicales visuelles d’Henry et une suite poétique inédite de Roxane Desjardins. En questionnant l’intime et le multiple, le calme et le vertige, le projet fait écho aux bouleversements à la fois personnels et sociaux du Printemps érable de 2012.

Pour marquer la sortie en avril dernier de L’ongle le vernis, recueil de poésie mêlé de partitions visuelles issues d’une autre de ses collaborations (cette fois-ci avec Nicole Brossard) et la webdiffusion de Je suis calme et enragé·e à partir du 25 mai /01 /01
Disponible en ligne sur la chaîne Youtube du Groupe Le Vivier : https://youtu.be/Tjm4Kl1WobA
, je me suis entretenue avec Symon Henry autour de sa démarche transdisciplinaire, de son travail avec ses collaborateurices et de l’imaginaire des Printemps 2012 et 2015. 

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Alexandra Tremblay : Tu as une pratique à la fois poétique, musicale et en arts visuels. Tu as publié en 2016 aux Éditions de la Tournure un premier recueil de poésie, Son corps parlait pour ne pas mourir, ainsi qu’un premier livre de partitions graphiques, Voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire. Puis, en 2020, chez Omri, le recueil poético-sonore L’amour des oiseaux moches qui a été finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur Général et au Prix Émile-Nelligan puis adapté sur scène par l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+). Tu travailles aussi la mise en opéra du roman Le désert mauve de Nicole Brossard. En plus de votre collaboration pour ce projet, vous avez croisé vos pratiques pour créer le recueil de poésie L’ongle le vernis, sorti en avril dernier. Est-ce que tu peux nous expliquer comment tu envisages l’interdisciplinarité de ta démarche ? 

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Symon Henry : Je commencerais par préciser un mot, parce que la nuance me semble importante. Je pense beaucoup en termes de « transdisciplinaire » plutôt qu’en termes « d’interdisciplinaire » ou de « multidisciplinaire ». Mes projets artistiques sont très « mono-idée » : je cherche toujours un peu le même lieu artistique, depuis toujours, qui s’exprime de différentes façons, à partir de concepts ou de médiums appartenant à toute sortes de traditions ou de milieux artistiques, mais qui partent d’un univers poétique global très précis. Les mots, les sons et les visuels n’ont jamais été des choses séparées pour moi. Ils forment ensemble cet univers poétique organique qui me porte et dans lequel j’étends mes racines.

A.T. : En regardant ce que tu as pu créer avec le spectacle Je suis calme et enragé·e, nous pouvons comprendre vraiment comment tous les aspects de ta pratique communiquent ensemble. Tu laisses une grande place à la subjectivité des interprètes quant à leur manière de lire tes œuvres visuelles et de les communiquer ensuite au public. Est-ce que le choix de tes interprètes s’est fait selon leur sensibilité à ta pratique ? 

S.H. : Mes tableaux sonores, comme j’aime les appeler, c’est de la musique très précise : quand je dessine un trait de fusain ou quand je fais une tache d’encre, c’est une sonorité avec une hauteur, un timbre et un contour. Il n’y a pas de transfert, il n’y a pas de traduction. Mais j’adore laisser une marge de manœuvre importante aux interprètes pour qu’ielles traduisent sonorement ces éléments – parfois très subjectivement, parfois en étant plus proches de ce que j’entends.

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La pièce connaît aussi une progression : plus elle se déploie, plus les dessins se complexifient et vont vers une certaine abstraction. Les interprètes ont alors de plus en plus de marge de manœuvre pour choisir quels éléments du dessin iels vont interpréter, et surtout comment. L’interprétation vient alors de leur compréhension de l’univers poétique qu’on a construit ensemble. J’adore travailler sur cette ambiguïté-là, c’est ce que j’appelle l’intuition travaillée, ou la spontanéité préméditée. C’est plus proche de la relation entre  chorégraphe-danseur·euse que de celle entre compositeurice-musicien·ne. Travailler cette pièce, ça a vraiment été un travail d’orfèvrerie, de précision. Et en même temps, elle a offert beaucoup d’espace d’expression personnelle, sans que ces deux dimensions entrent en tension ou en opposition, je crois.

Il y a d’ailleurs une certaine portion des interprètes qui sont des piliers dans ma pratique, et avec qui je travaille depuis le début. Ielles ont vu l’évolution de mon travail et l’ont beaucoup influencé, par leur personnalité, leur son et par leurs conseils sur la notation. Et, dans mes projets, il y a toujours aussi une portion de collaborateurices qui n’a jamais entendu ma musique, qui ne l’a jamais travaillée, et ielles amènent une énergie et un regard rafraîchissants.

J’écris presque toujours pour des êtres humains spécifiques. Je n’ai pas composé pour harmonica, j’ai composé pour Benjamin. La partition de baryton a pris forme alors que j’avais Vincent Ranallo en tête : je pensais tout particulièrement à sa manière d’être au monde, son énergie et sa présence scénique, ainsi que son registre particulièrement étendu. J’aime d’ailleurs beaucoup me servir de mes tableaux sonores afin de faciliter la rencontre d’artistes qui viennent de traditions très différentes. Je mise sur le fait que chacun·e pourra à la fois s’appuyer sur ses forces tout en étant en une position d’inconfort productif lié à l’inconnu.

A.T. : Je suis calme et enragé·e participe à la construction d’un imaginaire du Printemps 2012, qui était déjà en train de se créer au moment des événements ou tout de suite après (je pense entre autres à des œuvres comme Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau). En tant que spectateurices, nous ressentons bien cette idée du vertige, cette impression d’être « bleachés » par l’existence et les événements au point de ne plus être la même personne. Un sentiment sur lequel vous avez construit, tes collaborateurices et toi, et qui semble aussi amener l’idée qu’il y a eu un avant et un après Printemps 2012. Pour plusieurs, comme moi, c’est même une sorte de genèse personnelle. De quelle manière les événements de 2012 et 2015 t’ont marqué·e comme créateurice ? 

S.H. : Pour moi, c’est allé absolument dans le sens de l’affirmation de soi. Ça a été d’accepter que mon altérité soit valide et qu’elle ait le droit de s’exprimer, malgré le fait que mon éducation musicale ait été tellement eurocentriste qu’elle en devenait raciste et très invalidante pour mon héritage musical et culturel. Autant pour mon héritage québécois — mon arrière-grand-père était un violoneux porteur d’un large répertoire de reels et de gigues, et c’était un savoir qui n’était pas validé par les institutions — que du côté arabe. La musique classique et la musique populaire égyptienne sont incroyablement intéressantes, mais pour un·e étudiant·e en composition au début du XXIe siècle, puiser dans cet héritage devait essentiellement se limiter à des éléments superficiels, à du crémage néo romantico-moderniste, néo spectral ou néo algorithmique.

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Le Printemps 2012 a eu un impact majeur qui m’a aidé à réaliser que l’altérité de mon oreille a sa place dans la Cité autant que celle de Mozart et de Debussy. Il y a beaucoup de ça dans Je suis calme et enragé·e. C’est un projet qui s’est étalé sur presque une décennie et il y a donc plusieurs couches de sens entremêlées, confondues pour le meilleur, je crois. J’y questionne aussi cette idée voulant qu’une personne issue de l’immigration ou minorisée dans le genre n’ait pas le droit d’être fâchée. Quand je nommais des choses problématiques dans mes cours, les reflets des professeur·es et de plusieurs collègues étaient plutôt condescendants : c’était juste comme ça, il ne fallait pas que je sois fâché·e, que je ne complique pas les choses. Il fallait que je sois plutôt drôle, sympathique et attachant·e pour faire passer minimalement mes idées ou mes demandes de variations de perspective. C’est une injonction qui invalidait aussi ma neurodivergence. J’ai projeté ces réflexions sur le vers de Denis Vanier qui sert de titre à ce projet : je pense que je suis avant tout enragé·e, mais je n’avais pas le choix, surtout à ce moment-là, d’être d’un calme olympien si je voulais que mon propos passe, puisque ma colère était inacceptable. Et je crois que c’est cette catharsis qui a le plus marqué le public à la création du projet, cette permission de sortir un trop-plein émotionnel qui avait besoin de résonner, d’être extériorisé.

crédits photos : Symon Henry

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Disponible en ligne sur la chaîne Youtube du Groupe Le Vivier : https://youtu.be/Tjm4Kl1WobA

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