Ipséité épiphanique

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05.06.2018

Betroffenheit, un spectacle de Kidd Pivot et Electric Company Theatre Vancouver, créé par Crystal Pite et Jonathan Young ; textes : Jonathan Young ; chorégraphie et mise en scène : Crystal Pite ; Interprétation : Christopher Hernandez, David Raymond, Cindy Salgado, Jermaine Spivey, Tiffany Thregarthen, Jonathan Young ; scénographie : Jay Gower Taylor ; musique : Owen Belton, Alessandro Juliani, Meg Roe ; Costume : Nancy Bryant ; Lumières : Tom Visser ; Direction des répétitions : Éric Beauchesne ; Chorégraphies additionnelles : Bryan Arias, Cindy Salgado, David Raymond. À la salle Pierre Mercure (Montréal), les 5, 6 et 7 juin.

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L’œuvre de la chorégraphe canadienne Crystal Pite présente une qualité rare qui explique son imposante réception critique à l’internationale, soit celle de convier un ton alliant des registres affectifs que le sectarisme des genres nous a habitué à tenir pour contraire. Dans Betroffenheit, la collaboration avec l’acteur, auteur et directeur artistique Jonathan Young porte à un point d’aboutissement inégalé cette appétence dialectique, en faisant cohabiter danse et théâtre de manière parfaitement coextensive.

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Le premier acte de la création, divisée en deux parties, plante un décor clinique évoquant le bunker ou les soubassements d’un bâtiment industriel. Au mur, un téléphone, des appareils lumineux qui signalent un état d’urgence, une double porte qui formalise la clôture ou, plus précisément, la difficulté de sortir de cet espace qui se révèle être la chambre intérieure de la conscience du protagoniste, joué par Young. Un dialogue s’entame avec une voix sortant d’une machine, qui affirme de façon sibylline « une approche théorique de la réponse autogérée de l’usager ». Par le truchement de ce méta discours jargonneux, nous pénétrons pas à pas dans la structure d’un trauma, inspiré par la vie de l’acteur /01 /01
Jonathan Young et sa conjointe Kim Collier ont perdu leur fille Azra et deux neveux lors d’un incendie, en 2009.
. La répétition des syntagmes d’un interlocuteur à l’autre, soutenue tout au long de la pièce, figure le cercle vicieux de la mémoire forclose, en perpétuelle lutte avec le réel. Ce dialogue, qui extériorise les contradictions internes du sujet, est en fait issu de voix préenregistrées, actées par les performeurs. Un décalage seulement rompu à la toute fin de la représentation et qui réussit à immédiatement injecter une dose d’humour dans la lourdeur du tragique.

Un double figuré du personnage principal, incarné avec brio par Germaine Spivey, s’immisce en catimini, en secondant d’une gestuelle break dance les paroles émises. Par une autre porte aménagée au derrière de la scène, des personnages dont le visage est peint de blanc comparaissent tour à tour, instillant une absurdité inquiétante, qui n’est pas sans rappeler le rôle allégorique que jouent les mimes encadrant le récit du film Blow-up de Michelangelo Antonioni. Une série de numéros nous mène vers la construction d’une fiction intitulé « The show », une jubilatoire scène inspirée par la télévision américaine des années 1950. Le protagoniste et son double se sont maintenant transformés en « hosts » déliquescents, approfondissant l’exploration du contenu aliénant du trauma à l’intérieur d’un canal qui vient le mettre en spectacle et l’ironiser. Un groupe effectue un numéro de tap dance, un couple de danseurs performent un mambo tapageur et le dialogue continue de répéter ses énoncés lancinants, chahutés dans une zone déréalisante.

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Cette mobilisation de la variété et du divertissement au sein du noyau tragique, dont les prémices ne nous sont jamais données, pose comme thème central de la création celui de l’auto-affection — cette épreuve d’être soi —, que le terme allemand de Betroffenheit évoque d’emblée. Faisant figure d’intraduisible, ce mot contient une forte composante affective, qui décline à la fois le fait d’être touché et impliqué, misant sur le bouleversement et l’empathie qui sont le propre de l’étant à la poursuite de l’être /02 /02
Le terme est conceptualisé notamment par Heidegger, dans Être et temps (1927), puis investi par les figures de proue de la Daseinsanalyse, les psychiatres suisses Ludwig Binswanger et Medard Boss, lesquels fondent une approche existentielle et interprétative de l’onirique comme matière vécue.
. Que l’expérience traumatique débouche sur une mise en scène du sujet se projetant dans l’espace de la fantasmagorie de la culture populaire élargit notre compréhension du trauma en tant que moteur psychique, en tant qu’énergie libidinale. De même que cette « glamourisation » des affects les plus densément enfouis en trahit toute la difficulté, le sujet y étant pris entre des strates de mémoire coincée, dont il tente désespérément de sortir.

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Sortir de ce lieu, tel est bien l’enjeu viscéral de Betroffenheit. Et c’est aussi à l’aune de ce principe narratif que toute l’intelligence de la pièce fomente son efficacité. L’intermédialité  de la danse-théâtre, où s’interpose également le thème figuré du spectacle ainsi que de nombreux effets scéniques — synchronisation du lip sync, éclairages balayés ou contrastés, projection d’ombres, facture de la trame sonore hétéroclite et très travaillée — vient ici mettre en place un cadre fictif propice à la mise en abyme, lequel permet à la conscience traumatisée de poser et d’échelonner toutes ses instances. Give me an epiphany ! réclame sans cesse le personnage principal, tel le cri vertical qui permettrait soudainement de s’extraire de ce vortex.

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Or, la seconde partie de la pièce aménage cette sortie, en posant une rupture nette avec l’imaginaire de la première. Le décor clinique fait maintenant place au seul élément d’une colonne haute, posée au centre de la pièce, laissant l’espace libre aux danseurs qui, à partir de ce moment, quittent leurs costumes de créature fantasque. Nous sommes à présent admis dans un moment sans fard, qui délaisse l’univers kitsch de la culture américaine pour faire place à la danse en tant que vérité nue, en tant que l’expression de couches affectives que la parole n’atteint pas. La signature de la chorégraphe se reconnaît : amalgames et groupements portés par des corps aux membres dégagés, figures de ballet virtuoses et aériennes interrompues par des mouvements syncopés fracturant le temps, à la manière d’un stop motion acté.

Le raccord avec la première partie se fait progressivement à travers le retour du personnage principal et la réinsertion plus discrète de sa parole. You’re rescued, dit-on. Ce « you », ce « tu » qui s’adresse à l’autre qui est le soi et qui se convainc ainsi d’être engagé dans le chemin de sa rédemption apparaîtra au final dans l’éclat mat de la voix non-enregistrée, ultime moment d’accomplissement de la guérison par la synchronisation corporelle de la mémoire à la parole. La sortie du lieu traumatique est ainsi une fiction vécue que la pièce porte en son dispositif même. Si guérir est un leurre, vivre ce leurre est en revanche riche de devenir.crédits photos: Michael Slobodian

 

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Jonathan Young et sa conjointe Kim Collier ont perdu leur fille Azra et deux neveux lors d’un incendie, en 2009.
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Le terme est conceptualisé notamment par Heidegger, dans Être et temps (1927), puis investi par les figures de proue de la Daseinsanalyse, les psychiatres suisses Ludwig Binswanger et Medard Boss, lesquels fondent une approche existentielle et interprétative de l’onirique comme matière vécue.

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