Incandescente littérature

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07.03.2016

Élise Turcotte, Le parfum de la tubéreuse, Éditions Alto, 2015, 128 pages.

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Certains livres en demandent plus que d’autres au lecteur. Ils peuvent exiger parfois concentration, une certaine érudition ou encore une persévérance. Le nouvel opus d’Élise Turcotte, Le parfum de la tubéreuse, demande confiance et abandon. Confiance en l’auteure qui nous pointe une direction sans nous prendre par la main, et abandon total à la langue, aux mots et à la poésie qui peuplent cette plaquette de 128 pages. C’est à demi-mot que l’auteure crée son alter ego, Irène, professeur de littérature au cégep, tout comme Turcotte. Mais cette Irène, jamais nous la côtoierons dans le réel, car un soir d’orage le tonnerre grondera et Irène, frappée par la foudre, trépassera.

Bien qu’Élise Turcotte ait toujours exploré sa fascination pour la mort dans son œuvre – Pourquoi faire une maison avec ses morts, Guyana, Sombre ménagerie, Ce qu’elle voit – c’est bien la première fois qu’elle franchit le seuil, qu’elle passe, par la fiction, complètement de l’autre côté, dans le domaine des morts, comme une façon singulière et intrigante d’aller encore plus loin dans cette visite de l’intangible. Mais au-delà de la mort comme lieu d’être, du roman campé dans l’espace insaisissable – et ô combien fertile – qu’est l’après, l’auteure parle aussi et peut-être même d’abord de littérature, de transmission du savoir et de l’importance de l’indépendance d’esprit.

«Pensent-ils vraiment qu’on puisse enseigner la littérature sans livres? Je devrais me souvenir que oui, mais je préfère oublier.»

Que pourraient bien être les limbes, la condamnation, l’errance d’une professeure de littérature? Pour Turcotte, ce serait l’enseignement d’un seul et unique livre ad vitam aeternam. La chance d’Irène est d’avoir empoigné le livre qui était sur sa table de chevet, Dialogues en paradis de Can Xue /01 /01
Can Xue, Dialogues en paradis, Gallimard, coll. «Du monde entier», 1992.
, recueil de nouvelles noires et fantasmagoriques. Un livre comme un parfum, une littérature comme une empreinte. C’est un peu de cette façon qu’Irène tentera de présenter l’acte littéraire à ses étudiants, eux aussi amenés dans ce bunker hors du temps par la mort elle-même.

À la manière d’une fable ou d’un conte cruel, Turcotte narre la relation entre Irène et ses élèves, tout en nous laissant voir en filigrane qui était Irène avant de se retrouver dans cette salle de classe morbide. Au détour de ses limbes, Irène y croisera Théa, ancienne collègue et amie, maintenant surveillante de cet univers fantasmé qui sème la terreur tant chez les étudiants que chez Irène. Trahisons et incompréhension ponctueront la relation entre les deux anciennes acolytes devenues soudainement ennemis, alors que l’une tente de retrancher à l’autre le peu qu’elle a su rescaper de son existence dans le domaine des morts.

«Quand je lis avec assez de patience, les mots déposent un nouveau parfum sur ma peau. Peu de livres le font : transformer le boisé en chypré, le floral en hespéridé. Mais j’en ai connu.»

Chaque nouvelle offrande littéraire de Turcotte a l’habitude de se manifester en deux temps, tantôt sous la forme romanesque, tantôt sous la forme poétique. Comme si chaque projet d’écriture ne pouvait être complètement cerné par l’un ou par l’autre, qu’il subsistât toujours un pan du sujet qui ne pouvait amplement s’inscrire que sous la forme romanesque, ou que sous la forme poétique. Qu’au-delà du genre littéraire et du livre en soi, elle se devait de faire communiquer ses œuvres pour cerner complètement les idées qu’elle désire aborder. Dans Le parfum de la tubéreuse, elle parvient à marier les deux par une charge et un rythme poétique et une concision romanesque qui fascine et déstabilise délicatement le lecteur. La littérature, au-delà des genres et des formes, se déploie ici avec grande pertinence. La littérature comme lieu de passage, la littérature comme fer de lance, la littérature comme une étonnante ancre dans le réel. Hors d’elle, point de salut; elle s’explose par cette ode par et pour elle-même. En d’autres mots, Turcotte déploie la littérature ici autant comme médium d’analyse que comme sujet d’analyse et c’est dans cette cohabitation que réside la force du livre.

Loin du roman à clés, le lecteur aura tout de même le désir de recommencer sa lecture lorsqu’il parviendra aux dernières pages de ce roman, car si certaines portes semblent avoir été entre-ouvertes, celui-ci n’aura possiblement pas regardé dans la bonne direction à chaque moment. Telle est la force du roman d’Élise Turcotte : jamais elle ne pointe du doigt, elle tisse plutôt un labyrinthe dans lequel quiconque peut trouver sa propre porte de sortie. Voici un livre comme un plaidoyer pour une rencontre livresque, poétique et humaine. Au détour, l’auteure dépeint un milieu d’enseignement aussi dantesque que réaliste, proposant une réflexion essentielle sur la passation littéraire ainsi qu’un regard sidérant sur l’importance décroissante et malheureuse qu’on accorde à une sorte d’éducation culturelle, celle qui, soudainement, ouvre le champ de vision par les barrières qu’elle déboulonne. Sans jamais céder au cynisme ambiant et contournant les obstacles qu’on ne cessera de déposer sur son chemin, Irène continuera de faire tout en ses moyens pour remuer les braises chez certains de ses étudiants, avec l’idée de créer des feux par une incandescente littérature. Le parfum de la tubéreuse est ce genre de roman qu’on relit, par plaisir comme par besoin.

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Can Xue, Dialogues en paradis, Gallimard, coll. «Du monde entier», 1992.

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