Hommage à la mère

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14.10.2021

Les eaux claires. Texte, musique et interprétation : Chloé Lacasse. Mise en scène : Benoit Landry. Images : Sarah Seené. Produit par Nord Nord Est et Quartier Général, avec la collaboration d’Espace Go. Présenté à l’Espace Go, du 12 au 16 octobre 2021 (supplémentaires les 16 et 17 octobre 2021).

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« À la fin de l’hiver 2016, j’ai perdu mon père qui combattait un cancer depuis plusieurs années. Son décès arrivait 10 ans après celui de ma mère, emportée par un cancer elle aussi, et de manière fulgurante. J’ai hérité de la maison familiale, celle où j’avais vécu dès ma naissance jusqu’à mon départ en appartement, celle dans laquelle étaient accumulés les vies entières de mes parents et tous mes souvenirs d’enfance. »

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C’est ainsi que Chloé Lacasse décrit la genèse de l’œuvre hybride que deviendra Les eaux claires, récit de souvenirs et d’images retrouvées. La scénographie magnifique annonce dès le départ ce dont nous serons spectateur·rice·s : la scène de la parole au centre est encadrée par un piano à l’avant-scène gauche. À côté de celui-ci, un écran vaporeux qu’on pourrait prendre pour une fenêtre sur l’extérieur, dont les rideaux tremblent légèrement dans la brise d’été. Derrière, en fond de scène, sous un grand écran, trois musiciens (Guillaume Bourque, Vincent Carré et Marc-André Landry) dont on ne tente pas de camoufler la présence, car ils font partie de cette représentation à part entière. Sur le côté droit de la scène, le même écran-fenêtre, seulement un peu plus grand, et devant, une chaise de salon. On se trouve chez l’autrice-compositrice-interprète, et son récit sera parfois narré, parfois chanté, mais toujours accompagné de photos et de vidéos venant à la fois de cette enfance qui reflue et du travail de la photographe et cinéaste Sarah Seené.

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Hommage à la mère

J’ai évoqué un récit de souvenirs et d’images retrouvées mais, derrière ceux-ci, c’est davantage celui du deuil de la mère qui est fait. Son point de départ est le diagnostic d’un cancer incurable et le décès inévitable son point d’arrivée. Entre les deux, Lacasse traverse la scène comme elle a dû traverser la maison familiale léguée, retrouvant par fragments menus objets, réminiscences et émotions enfouies. Mémoire des petits moments, que l’absence rend plus significatifs que ceux immortalisés par la photo. On alterne donc entre les deux : les souvenirs de la petite Chloé grandissant dans cette maison de Longueuil, appuyés par des images attendrissantes d’archives familiales, mènent inévitablement à l’évocation de la mère, dont l’écho semble avoir été capturé, par-delà l’absence, dans le vide cette maison – comme on dit pouvoir entendre l’écho de la mer dans ces grands coquillages, dont un, immense, trône sur une scène autrement dénudée.

Le parcours sur le chemin du deuil et de l’hommage a été consciencieusement tracé par l’autrice, les points de vue marqués. Certains se démarquent plus que les autres : les descriptions des lieux de l’enfance sont habiles et vivantes, la tendresse familiale est palpable dans les petits moments racontés. C’est à la fois beau et lointain comme l’est nécessairement le deuil d’un autre.

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Comment faire des choses aussi intimes que le deuil, les souvenirs familiaux et l’hommage quelque chose de partageable, et non seulement de recevable? Trouver ce point où le personnel devient inclusif (au-delà de l’universalité de la mort et du deuil) est probablement chose aussi difficile que nécessaire et, pour moi, c’est là que le texte et l’interprétation de Lacasse achoppent. J’ai traversé Memory Lane à sa suite. Rien n’en dépassait ; pas un caillou sur lequel trébucher. Heureusement, il y a aussi le travail des images : ce sont elles qui ouvrent la performance pour y laisser entrer le·la spectateur·rice.

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Sarah Seené a travaillé à partir des archives familiales de Chloé Lacasse, mais aussi à partir d’images qu’elle-même a captées : photos de Lacasse adulte, films des lieux parcourus par celle-ci en réalité ou en rêve. La trame visuelle de l’œuvre télescope donc le passé et le présent, vus par la famille et par l’étrangère, dans un composé de Super-8, de 35mm, de polaroïd, de VHS et de mini-DVD, en noir et blanc et en couleur. L’image, fixe ou en mouvement, se déploie sur les trois écrans qui cadrent la scène.

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On sent le respect avec lequel Seené a abordé cette matière, mais aussi le léger décollement qu’elle y imprime. L’image n’est que rarement la représentation exacte du texte; quand ce l’est, c’est parce que des photos d’archives nous permettent de reconnaître visuellement les lieux et les gens dont parle à ce moment Lacasse. Seené métonymise l’image, focalise sur une de ses parties qui tient alors pour le tout (un bout de visage sous l’eau d’un bain, des champs qui défilent par la fenêtre d’une voiture). Le thème abordé par la narration appelle une image – personne, lieu, situation ou objet –, et cette image donne lieu à du film artistique parfois abstrait, parfois non, qui n’hésite pas à travailler les effets de boucle, de glitch, de coupure qui sont le propre de la mémoire, de l’affect et du deuil.

En choisissant de travailler des atmosphères et des images fragmentaires, donc jamais entièrement représentationnelles, en alternant les différences de vitesse et de visibilité, ces images qui encadrent la scène de la parole ouvrent le récit personnel à l’affect « apersonnel », qui ne nie pas l’expérience intime racontée mais l’ouvre sur elle-même.

crédits photos : Sarah Seené

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