Fragment d’autobiographie familiale

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17.01.2023

Les années Super 8, Annie Ernaux et David Ernaux-Briot, Les Films Pelléas, France, 2022, 61 minutes.

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« Tout reconstituer, empiler, emboîter, une chaîne de montage, les trucs les uns dans les autres », peut-on lire dans le premier chapitre des Armoires vides. Cette phrase saccadée aux airs d’injonction esquisse déjà le projet de restitution du réel qui parcourt l’œuvre d’Annie Ernaux. Au moment de l’écriture de ce premier livre, l’autrice partage son foyer avec son mari (Philippe Ernaux), leurs deux enfants et sa propre mère. Nul ne sait que la jeune professeure prépare son entrée en littérature, puisque Les Armoires vides est écrit en secret, dans les moments de solitude qu’elle réussit à s’accorder.

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C’est justement la période consacrée à l’écriture de ses trois premiers livres qui est donnée à voir dans Les années Super 8, un film créé à partir d’archives personnelles. En 1972, Philippe a acheté une caméra Super 8, objet alors en vogue dans la bourgeoisie et la classe moyenne. Au moment de la séparation du couple en 1981, les nombreux rouleaux de film ont été laissés à l’autrice. Plusieurs décennies plus tard, avec l’aide de son fils David, Ernaux est allée à la rencontre de son moi d’avant pour faire émerger un sens de ces images, les ordonner pour créer un « fragment d’autobiographie familiale ». Le « montage » évoqué dans Les Armoires vides prend dès lors, par une conversion imprévue, son sens proprement cinématographique.

Film d’auteur

La plupart des images que nous voyons dans le film n’ont pas été capturées par Annie Ernaux. Pendant ces neuf années Super 8, elle sera peu derrière la caméra, d’abord par crainte de se montrer gauche, mais aussi en vertu d’une « séparation sexuée des rôles. » Toute la famille participait néanmoins inconsciemment à la création d’une « fiction familiale où chacun apporterait plus tard le sous-texte », ainsi que le formule à un moment l’écrivaine, éclairant par le fait même l’impulsion derrière le film : par le biais d’une mise en récit, Ernaux revient sur ces années importantes de son parcours pour explorer leur signification. Dans une lumière nostalgique à la fois douce et lucide, elle traverse la surface des images pour retrouver le battement de la vie qui s’y cache. Avec sa voix maintenant vieillie, l’écrivaine déroule une narration limpide qui rappelle le style qu’elle emploie dans ses livres. Ce long fil de mots, censé accompagner la série d’images, pourrait paradoxalement exister indépendamment de ces dernières, faisant de cette œuvre une incarnation particulièrement poussée de la notion de « film d’auteur ».

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L’écriture invisible

Cette réappropriation des images est notamment l’occasion, pour Ernaux, de réfléchir à ses débuts en littérature, qui, loin de figurer explicitement sur la pellicule, occupent une place importante dans la vie intérieure de la jeune femme montrée à l’écran. Elle dit, à propos de l’année 1972 : « Derrière l’image de la jeune mère lisse, je ne peux m’empêcher de me souvenir qu’il y a une femme taraudée secrètement par la nécessité d’écrire et de, comme je l’avais noté dans mon journal, « regrouper tous les éléments de ma vie en un roman violent, rouge » ». Ernaux attire notre attention sur les signes de cette vie cachée, qui afflue par exemple dans les images où elle semble se tenir à l’écart des groupes, spectatrice silencieuse. Elle avoue l’impression de décalage qui l’habitait à l’époque, même parmi ses proches, par exemple en tant « qu’élément mal intégré d’une belle famille où les épouses [étaient] toutes des mères au foyer. »

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Les propos tenus par Ernaux mettent en évidence une sorte d’incompatibilité entre le rôle de la mère de famille et celui de l’écrivaine, ou montrent du moins la manière dont le développement de l’œuvre a mené à des ruptures intimes et existentielles. Le film s’attarde particulièrement à la relation amoureuse entre Annie et Philippe. Par ce qu’elle montre et ne montre pas, la caméra témoigne a posteriori de la dissolution progressive du couple, révélée par l’absence de plus en plus marquée des visages sur les images.

Regard critique

Il y a une continuité évidente entre Les Années Super 8 et l’œuvre littéraire d’Ernaux, notamment parce que le film présente des aller-retours constants entre la matière autobiographique et le contexte sociohistorique. L’écrivaine parle ainsi des « bribes d’une vie familiale prise de manière invisible dans l’histoire d’une époque ». Ernaux entend rendre visibles ces liens entre deux niveaux de l’existence. La chronique domestique est envisagée en regard des modes qui avaient cours dans ces années, des structures sociales établies et des habitudes d’une classe qui découvre les voyages, les sports d’hiver et les villes nouvelles.

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L’arrivée sur le marché, à cette époque, de caméras accessibles à davantage de portefeuilles permet à tout un chacun de se faire documentariste. De 1972 à 1981, les Ernaux ont filmé les nombreux voyages qu’ils ont faits dans un but touristique ou professionnel. Avec la distance permise par le temps qui s’est écoulé depuis, Annie Ernaux revient sur ces épisodes de manière particulièrement lucide, en mettant l’accent sur le caractère éphémère des choses qui constituent notre monde, ainsi que sur le fait que nous sommes souvent aveugles face à l’histoire. L’exemple du séjour au Chili est frappant, puisque les Ernaux ne se doutent point qu’à l’optimisme fiévreux caractérisant les années de présidence d’Allende succédera bientôt la dictature de Pinochet : « Les images que nous avons rapportées étaient celles d’un pays qui n’existait plus ». Ernaux commente ses différents voyages avec un regard critique, attentif aux enjeux éthiques que les images dissimulent, aux vérités que le passage du temps a permis de formuler.  

De la chronique familiale à la chronique sociale, Ernaux s’interroge par ailleurs sur le geste filmique, s’intéresse aux effets qu’a eu la présence de la caméra dans sa vie avec Philippe et leurs enfants. La caméra était ce qui allait permettre de garder la trace des moments de bonheur et de beauté, ce qui allait leur donner un avenir. Le film se clôt sur cette promesse de continuité, Ernaux expliquant que c’est seulement au moment où ses fils ont eux-mêmes eu des enfants qu’elle a redécouvert les pellicules. Le film rappelle ainsi que la mise en récit de nos expériences personnelles et collectives est motivée par un désir de transmission.  

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