Fortune de mer : libre à tout prix

tangvald
20.11.2017

Olivier Kemeid, Tangvald, Montfort-en-Chalosse, Gaïa Éditions, 2017, 223 pages. 

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Entre 1969 et 2004, le romancier irlandais Patrick O’Brian lançait une déferlante de récits épatants, épopée maritime formidable en vingt-et-un tomes, « les Aubreyades », réunis par Omnibus en 2010. Il s’en vendit quelques millions d’exemplaires. À bord de vaisseaux anglais, le capitaine Aubry et le médecin Maturin, vers 1800, y affrontaient les tempêtes, les corsaires et les navires français : les colonisateurs se disputaient alors les océans.

Sensations fortes, ces carnages en mer, ces sabordages foudroyants, ces corps à corps de titans, ces naufrages à la Turner! Ces clins d’œil électriques entre pouvoirs rivaux romançaient l’histoire, héroïsée, idéalisée. Installé en France, O’Brian en avait revu la traduction : il lui fallait, à tout le moins, vérifier le vocabulaire des marins, si sophistiqué et technique, et inventorier ce faisant un trésor linguistique oublié.

Autre odyssée marine, le film Titanic n’était pas encore sorti, avec le succès qui s’ensuivit. Pourtant, comparer la gueule sympathique de Di Caprio à celle du Norvégien Tangvald, que plante Olivier Kemeid dans son roman comme dans un film d’action, fait pâlir son étoile.

Il était une fois

Au début de cette histoire, il y a un jeune Montréalais qui navigue avec ses parents. Son père, monsieur Kemeid, Égyptien au sang mêlé du Moyen Orient, fait alors tanguer sa famille sous la grâce d’une année sabbatique. Adulte, cet enfant devient directeur du théâtre de Quat ’Sous, en 2106, à Montréal. Fort de son expérience des scènes internationales, il raconte maintenant ce qui débuta pour lui en avril 1986, sur le bateau de son père dans la baie de Porto Rico. Olivier Kemeid croise alors les Tangvald, Peter le père (1924-1991) et Thomas le fils (1977-2014), un petit d’homme trop dégourdi pour son âge, avec lequel il se lie d’amitié. 

Le Tangvald de Kemeid rappelle certains éclats d’O’Brian. Concentré de l’esprit de série, ce roman précis et moqueur retrace les décisions désorientées et les actes fous d’un navigateur inadapté à la terre ferme, voguant à la voile et sans moteur, selon ses embardées capricieuses et celles des vents.  

Trajets erratiques! On va d’Oslo aux ports d’Europe, à Casablanca, aux îles reculées du Pacifique ou en Californie : « […] il n’y a pas pire touriste que Peter Tangvald, les ruines l’emmerdent, les villes le stressent, les paysages bucoliques l’ennuient, il y a bien quelques villages tahitiens ou créoles qui vont l’égayer quelques jours, le temps de coucher avec des filles faciles, de s’approvisionner, ou d’aller voir une cascade ou un lagon, mais après fissa on s’en va : tout est pareil partout. »

Le sel de l’histoire

Nul besoin d’avoir le pied marin pour suivre Tangvald chez les cannibales, dans la dérive des courants, selon ses appétits sexuels ou ses convulsions vomitives en plein déluge. Ébranlé par ce rebelle d’exception, Kemeid malmène le hardi inconscient, rustre et fruste, raciste et hâbleur; ce « pingre de la pire espèce » exploitera sept épouses aux diverses nationalités, qui le suivront en enfer.

Peter Tangvald a publié aux États-Unis des récits truculents de ses navigations, où le narcissisme bascule en fanfaronnades et les décisions irrationnelles équivalent à des élans de trompe-la-mort (Sea Gypsy, 1966, et At Any Cost : Love, Life & Death at Sea, An Autobiography, 1991). Kemeid s’empare donc du personnage de ces livres pour remettre à l’eau l’ombre sortie des pages. En riant. Mieux, en soulignant ses exploits à l’épate. 

Peter Tangvald et sa famille en mer

Objet sérieux et ludique, un roman s’autorise à tout dire sans baisse de tension, quand il mêle l’humour à la vérité historique. Entraîné dans un formidable jeu de piste sur la mappemonde, Kemeid s’accroche à cette figure marginale mais paradoxale d’un athlète asocial, pulvérisant sa parole dans l’intensité et le danger. La mort de Thomas Tangvald en 2014, noyé comme son père et sa sœur, donne le tour d’écrou final au style émotionnel de l’écrivain.

Retour à l’enfance héroïque

Il fallait à ce roman, comme à tout autre, trouver sa famille élective : ce fut Gaïa Éditions, longtemps spécialisé dans les romans scandinaves, qui accueillit cette saga d’écrivain québécois sans militantisme ni afféterie. 

Nul québécisme dans sa langue, au vocabulaire étendu et porté par la verve des épopées littéraires, le conte légendaire, le gonflement des voiles affectives : « […] et si vous voyez un navire sancir devant vous, c’est que vous êtes dans les mêmes eaux, donc subirez le même sort dans quelques secondes, ô grande équité des grandes eaux! » Enchâssés dans un souffle bien ponctué, les niveaux de langue se côtoient et frappent le réel, reculé à l’horizon infini de ce qu’est la vie, convulsive, enchanteresse, furieuse, imprenable.

« Peter a le cœur fragile, mais ça nous l’avions deviné dès le début », entonne le narrateur. S’il a la fibre sensible, Kemeid, en poète homérique, manie la douceur et la déconfiture au ras de l’eau, comme il l’a montré en adaptant L’Énéide (2007), joué dans plusieurs pays,  et en signant Icare (2014) au Théâtre du Nouveau Monde. Dans son roman, ses portraits de femmes et d’enfants nuancent avec amour ce dont les prive Tangvald, épris de ses bateaux.

On y voit aussi poindre d’autres solitaires, des « […] magic loners, ces cowboys de l’océan, tous fils de Slocum, quand on les voit ensemble au port », avant qu’ils ne rejoignent, obsédants par leur passion dévastatrice et ivres de renoncements, les mers striées jadis sur ordre de politiciens en pantoufle, obsédés, quant à eux, par les colonies. L’allégorie marine de Kemeid, par ce détour à l’enfance du récit, nous ramène irrépressiblement à Ithaque. 

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