Filer ailleurs, rouler vers soi

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19.06.2019

Biz, Cadillac, Leméac, 2018, 92 p.

Daniel Grenier, Françoise en dernier, Quartanier, 2018, 224 p.

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L’Histoire nous a appris qu’un cortège d’explorateurs, de forestiers et de voyageurs d’horizons variés ont ratissé le continent américain, y ont répandu sueur et sang dans le but d’en exploiter les ressources, d’accroitre leur influence dans l’épineux jeu des relations politico-économiques ou de simplement partir vers l’inconnu. Ils ont ainsi buriné le territoire de leurs traces, dont les plus significatives – ou durables – se rappellent à nous à travers la poésie du patrimoine toponymique. C’est là une façon pour le territoire d’exprimer sa mémoire, de communiquer ce qu’il préserve en lui de souvenirs, d’éphémérides, de marques indélébiles du passé et des nombreux passages qu’il enregistre. En sorte qu’un voyage entrepris de nos jours peut se superposer, sans pourtant qu’on le soupçonne, à d’autres menés par autant de baroudeurs anonymes que de réputés aventuriers.

Le voyage est une donnée constitutive du roman de la route. La traversée de la mémoire du territoire représente de son côté l’une des lignes de force du genre. Pensons au magnifique Blue Highways de William Least Heat-Moon ou, plus près de nous, aux pionniers de l’Oregon trail dans le canonique Volkswagen blues de Jacques Poulin. Rouler dans les traces de prédécesseurs, nous disent les romanciers Biz et Daniel Grenier, est également une façon d’éprouver cette étrange loi de la route qui veut que les plus lointains détours en terre inconnue ramènent bien souvent vers les étendues intimes de soi-même.

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Cadillac : la Franco-Amérique de Biz

Dans Cadillac, une novella de quelque 90 pages, Biz nous entraîne sur la piste de ce que certains géographes (Dean Louder et Éric Waddell, entre autres) ont baptisé la Franco-Amérique, c’est-à-dire une francophonie conçue comme un archipel d’îlots dispersés sur l’ensemble du continent. Plus précisément, c’est sur les traces de son ancêtre Antoine Laumet, dit Lamothe, autoproclamé baron de Cadillac, fondateur de Détroit, que se lance Derek Lamothe, un joueur de hockey déchu recyclé en vendeur de voitures. Quand il apprend coup sur coup la mort de son grand-père pris d’Alzheimer et la grossesse de Daisy, sa conjointe huronne-wendate, Lamothe file vers la « Big D » afin de mettre de l’ordre dans sa tête, jonglant tout au long de son escapade avec des questions de mémoire, de passation et d’héritage culturel.

La route de Montréal à Détroit devient alors une ligne du temps où se dressent les signes de la petite et de la grande Histoire des francophones en terre américaine : « À la manière des explorateurs de jadis, il arpentait les grands espaces d’un continent titan, en nomade affranchi. Derek porte en lui le gène des géants, celui des premiers Français qui ont balisé l’Amérique. » Si le ton emprunte parfois à l’éloge emphatique, cela n’exclut pas, fort heureusement, que l’auteur emploie la trame historique pour régler ses comptes avec une Histoire qui taille des héros dans des personnages plutôt ambigus, Cadillac en tête, au détriment de quelques remarquables oubliés qui ont pour nom Frigon, Richard, Viger ou Rivard.

Biz sait de plus mettre à profit son sens de la formule et de l’image, particulièrement dans les descriptions de la « Motor city », de la beauté baroque de ses reliques postindustrielles et de ses espaces vides qui murmurent à l’aide : « Sans ligne de gratte-ciel pour hachurer l’horizon, on pourrait prétendre de Détroit qu’elle est gisante. Son électrocardiogramme est plat; elle s’étend au nord de la rivière comme un malade en phase terminale ». Errant parmi les décombres grisâtres de cette « Plywood city » au destin peu enviable, Derek se reconstruit une généalogie porteuse d’avenir en s’inscrivant dans le continuum historique d’une culture métissée. Son voyage prend d’ailleurs brusquement fin sur cette espèce de révélation entendue, paraphrase de Miron à l’appui, sans vraiment que l’on comprenne de quelle façon cette tournée d’automne a bien pu chasser ses inquiétudes face à la paternité, notamment.

Françoise sur les routes

Dans le deuxième roman de Daniel Grenier, récipiendaire du prix des Collégiens 2016 pour L’année la plus longue, l’héroïne éponyme de Françoise en dernier part quant à elle sur les traces d’Helen Klaben, une femme ayant survécu quarante-neuf jours à la froideur mordante du Yukon après un écrasement d’avion. Kleptomane à temps partiel et rêveuse à temps plein, Françoise a 17 ans durant l’été 1997. Elle occupe ses journées à errer et à espérer des confins éloignés en taguant des convois ferroviaires.

Quand elle tombe, par hasard, sur un numéro du magazine Life datant de 1963, racontant l’histoire incroyable de la Klaben en question, l’adolescente rebelle au caractère bien trempée, sorte d’héritière de Boxcar Bertha, prend le large en autostop en direction de la Californie. La première partie de son échappée est racontée par bribes, comme un diaporama de moments marquants : tornade à Des Moines, photo au sommet du Silver Legacy de Reno, masses de leghorns mortes à Omaha, attaque à Chicago, etc. À partir de Chattanooga, elle partage la Volkswagen de Sam, un ange de la route qui joue avec elle aux pionnières et pousse sa ruée vers l’Ouest jusqu’à Whitehorse où un guide la prendra en charge afin de retrouver le lieu de l’accident.

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Sans flafla stylistique ni superfluités narratives, Grenier propose un récit conduit en droite ligne, ponctué de rencontres campées dans un décor fidèle aux topoï du roman de la route. Passés les diners au mobilier rétro et les motels miteux, au bout des immenses champs de maïs du Midwest et plus loin encore, Françoise découvre, au même titre que Derek Lamothe bien que d’une façon différente, le fondement même du mythe américain, celui d’une possibilité de recommencement : « Françoise ne le disait pas explicitement, […] mais comme c’était bon de jouer les Américaines. Ici, chaque jour elle le constatait, tout était à inventer et à réinventer. […] Ici, on pouvait oublier ce qui s’était passé deux secondes ou deux semaines auparavant et recommencer à zéro ». Comme quoi les points d’arrivée, en certains cas, ne représentent en réalité qu’un nouveau départ.

Avec Cadillac et Françoise en dernier, Biz et Daniel Grenier ajoutent ainsi aux chercheurs de vent et autres mangeurs d’air de la fiction québécoise. Ils le font en respectant scrupuleusement les codes du roman de la route, en collant à ses possibles narratifs sans en repousser les limites. Or, le caractère conventionnel de ces récits n’a rien pour déplaire. Pour les amateurs du genre, le plaisir de lecture vient précisément de la reconnaissance des codes génériques et de l’heureuse identification de ses lieux communs. Outre la mémoire du territoire, ce que ces deux œuvres mettent également en valeur est, par conséquent, la mémoire du genre : à la lecture, on songe d’ailleurs, dans le premier cas, à Heureux qui comme Ulysse, d’Alain Poissant; dans le second, à Into the wild, de l’américain Jon Kracauer. Peu importe où le roman de la route nous entraîne, il oscille donc de la sorte entre dépaysement et familiarité. C’est peut-être là son paradoxe constitutif.

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