Faut-il encore se porter à la défense de la salle de cinéma?

09.12.2016

Il y avait de quoi friser du poil des oreilles à l’écoute du dernier épisode de la balado de 24 Images (Épisode 5 — «Qu’est-ce qu’on attend d’une salle de cinéma?»), mise en ligne le 24 novembre dernier. Non pas que le panel d’invités — Mario Fortin, directeur des cinémas Beaubien et du Parc, Ariel Esteban Cayer, critique et programmateur, et Lawrence Côté-Collins, cinéaste — ait débité des âneries à l’animatrice Helen Faradji, bien au contraire. L’état des lieux qu’ils ont dressé, refusant de sombrer dans le fatalisme, laisse envisager que l’industrie de la diffusion en salle réussira sans trop d’égratignures à affronter les défis que pose aujourd’hui, entre autres, la popularité des services de lecture en continu (Netflix et cie) et des contenus originaux qu’ils produisent, en optant pour des formules plus modestes, du moins en ce qui a trait au cinéma d’auteur. Soyons confiants.

L’exaspérant, c’est d’avoir à constamment réévaluer la pertinence de la salle de cinéma à l’aune de tel ou tel développement technologique, de répéter ad nauseam les mêmes lapalissades chaque fois que dans les chaumières des Québécois-es les téléviseurs gagnent en superficie et/ou en résolution, ou qu’est mise en ligne la dernière production cryptonostalgique à décoder entre geeks adulescents (Stranger Things, Westworld, etc.). Par réflexe, nous en sommes encore à assurer que les rassemblements en salle — amas bigarrés, imprévisibles, d’individus charriant chacun leur bagage cinéphile propre — ne peuvent être reproduits chez soi et qu’ils magnifient de façon imperceptible le visionnement (pour être impartial, ils peuvent tout autant le gâcher — le souvenir d’un quidam s’empiffrant de popcorn durant Melancholia de von Trier est encore limpide dans ma mémoire).

Parlant d’agents irritants, est-ce si déphasé de vouloir, deux heures durant, tirer un trait sur les distractions usuelles du quotidien et refuser d’ériger en évangile la loi du moindre effort? Dans son salon, devant son ordinateur portable, même le plus scrupuleux des cinéphiles, d’une banale pression du doigt, finira par étouffer Peter Lorre lors de la pénultième scène de M le maudit, ou Renée Jeanne Falconneti au bûcher de La Passion de Jeanne d’Arc, pour répondre au téléphone («Ah pas grand-chose, j’écoute un film là»), aller fouiller dans son réfrigérateur, ou recevoir la notification qu’un ami vient d’aimer sa dernière photo Instagram. Désolé, mais mon côté vieux jeu préfère encore subir la sexagénaire qui cherche à comprendre l’intrigue en questionnant celle ou celui qui l’accompagne («C’est-tu le même que tantôt ou un autre, lui?») que les nombreuses babioles technologiques qui autrement monopolisent sans cesse notre attention.

Déjà, je tombe dans le panneau de la défense immodérée de la salle, construite d’arguments outrageux, avançant par exemple qu’en préférant maintenir dans nos chaumières notre ascendance sur l’œuvre, qu’en voulant se réserver le droit de tromper à tout moment l’ennui qu’elle provoque parfois, nous demeurons obstinément dans une temporalité extérieure, la nôtre, pratique pour être au courant de la dernière sensation virale sur le web, mais moins pour piger ce qui se trame dans L’avventura d’Antonioni.

Le cinéma contre lui-même

D’aucuns considèrent la salle de cinéma comme lieu sacré, réservé au culte du Septième Art et de ses Grands maîtres. Soit. Mais si ces puristes (j’en suis) doutent de la pérennité de la simple activité d’aller voir un film, qu’ils cherchent aux bons endroits les responsables du présent malmenage. Qu’ils ne pointent pas du doigt, par exemple, la tenue récente de la première édition d’un festival made in Quebec de courts métrages entièrement diffusés sur Facebook (Pleins écrans). Cette proposition — une première mondiale dit-on —, pas tant géniale qu’inévitable, n’est qu’une façon de déjouer les salles qui pourraient plus et mieux supporter le court, d’ailleurs d’une excellente qualité au Québec. Qu’ils ne pointent pas non plus les services comme Filmstruck, qui propose en exclusivité depuis novembre dernier le prestigieux catalogue des films Criterion (le service n’est disponible qu’aux États-Unis pour l’instant). De toute façon, qui serait assez fêlé du ciboulot au Québec pour diffuser en salle des classiques ou des films oubliés en version remasterisée? On n’est pas en France quand même!

Alors, sur qui faut-il garrocher nos cailloux symboliques, recueillis à l’autel du statu quo (une pièce, des sièges, une toile blanche et un projecteur)? Peut-être sur ceux qui continuent de croire que le salut du cinéma passe par la commodité ou les gadgets, ces carottes que de nombreux propriétaires font pendre au bout d’une corde à l’aide de sièges La-Z-Boy, de bière en fût et — pitié — de service aux tables. «Votre salon, chez nous!» Ne manquent que le pouf, les restants de la veille réchauffés au micro-ondes et minet qui ronronne à côté.

Considérée sous cet angle, cette dénaturation en cours semble être l’aveu d’une défaite, comme si l’on apposait un autocollant RAD! sur un triporteur. À force de considérer la gestion de l’intérieur des quatre murs d’une salle de cinéma comme réglée depuis 1908 (rappelons-nous : une pièce, des sièges, une toile blanche et un projecteur), on mise sur l’extérieur, on enjolive (c’est vite dit) les pourtours, on enterre l’expérience sous une autre expérience, pour convaincre que la première ne fait pas si piètre figure à côté d’une télé Samsung 55 pouces HD et d’un système de son Dolby à 5.1 canaux.

Mais voilà : comment un cinéma peut-il nous offrir huit différents assaisonnements à popcorn tout en étant incapable de gérer le reflet rouge des panneaux SORTIE sur ses écrans? Nous assoir dans des fauteuils plus moelleux que la matrice qui nous a vu passer de pois à mioche sans qu’un de ses employés remarque la gênante tache noire là, sur l’écran, juste au-dessus du pif de Brad?

À défaut d’avoir déjà trouvé la salle accueillante et confortable (pas trop quand même) de nos rêves, à la programmation audacieuse et concertée, accessible à pied, il faudra admettre que parfois c’est de lui-même que le cinéma devrait être sauvé. Ce que les cinéphiles demandent, c’est moins d’être épatés par les «nouvelles» technologies à l’obsolescence inéluctable (le retour cyclique de la 3D, c’est l’ouroboros qui se mange la queue) ou par des à-côtés superflus, que de revenir à une essence de l’expérience en salle, sur papier si simple à réaliser qu’elle échappe entièrement aux exploitants obsédés par the big picture

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