En attendant la fin

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Isabelle Gaudet-Labine, Nous rêvions de robots, La Peuplade, 2017, 108 pages.

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La mort/pour ouvrir/et fermer les yeux 

On sait tous que ça va finir un jour. Ça : cette façon de vivre, cette façon d’être au monde, de dialoguer avec lui. Ce qu’il reste à découvrir, c’est la forme que prendra cette fin. Une extinction brutale, comme celle des dinosaures? Une lente transformation, subtile, insidieuse? Ou, comme chez Antoine Volodine, une suspension du temps, une ultime parenthèse, un ensemble de corps qui se faisandent et qui, ce faisant, recréent la vie?

Dans un monde de plus en plus dématérialisé, on prend conscience qu’on passera sa vie à chercher l’autre avec les mains, le dernier espoir d’un contact, d’une reconnaissance. Tâtonner envers et contre tous – surtout contre tous – alors que bientôt, « pour toucher ce sera/salle B-1/allée des vieillards en pleurs//au musée des matières ». C’est l’histoire d’une intuition millénaire qui ne voulait pas s’éteindre.

Nous avions faim à dix-sept heures et rêvions/de robots

Œuvre de mémoire et d’anticipation, le plus récent recueil d’Isabelle Gaudet-Labine, Nous rêvions de robots, explore l’idée d’une vie dont les racines plongent dans le terreau fertile de l’enfance et qui se termine dans un zoo pour humains vieillissants, où la voix poétique cherche à rescaper les derniers vestiges de son identité. Entre les deux, l’amour et l’écriture, sensuels et désespérés. Recueil en trois temps, donc, qui raconte en poèmes brefs aux vers concis la fin du genre humain, depuis son passé agricole jusqu’à sa « Grande Capture » tant figurée que littérale.

De l’habitude de ne rien dire/fusait//une sorte de moi 

Au cœur du recueil, la trahison du langage. Dans un premier temps, le silence est synonyme d’une timidité, ou peut-être d’un mode de vie simple, rustre, où les mots sont de trop. L’identité réside dans le rapport à la parole, à ce qu’on dévoile de soi volontairement. Mais bientôt la poète accède à l’écriture, qui se retourne contre elle. « On déclare/tu n’es pas comme ce que tu écris//on connaît mal ». Elle veut par les mots ce qui arrive par le corps : une présence au monde.

Dans le futur tel qu’imaginé par Gaudet-Labine, « chaque son identifie/de nouveaux prisonniers ». On kidnappe le discours, on le détourne de ses fonctions, le vide de son sens. De la même façon la poète alterne entre l’intime et le dystopique, et invente même le « MERU », ce « langage clandestin apparu vers 2055 » qui disparaît aussitôt sans laisser de traces. Chiasmes et mots d’amour, textos et répétitions, c’est sur tous les tons et sous tous les angles que la poète cherche à évoquer l’échec de la communication. Quel est donc ce style échevelé qui exerce cela même qu’il dénonce?

À l’envers de toi/Philea-2 zéro-2//je suis/ce que je ne sais pas

Se profile alors l’idée que l’humanité se caractériserait par sa perpétuelle remise en question, alors que l’univers des robots est fait d’un ensemble précis et complet de connaissances. Dès lors, « l’unique/survivante » de l’espèce se rebiffe : « Je ne suis pas prête à abandonner/le doute ». Défaut de fabrication de l’humain qui, toute sa vie, parfait sa compréhension du monde, apprend à rencontrer l’autre. Or, d’altérité, il n’y a plus : « Désolé – cette machine donnera/toujours/uniquement/ce que vous désirez ».

Contre les réponses programmées de l’interlocuteur-robot, la poète fait intervenir la mémoire de l’enfance : les cerises qu’on cueille, « l’odeur des herbes folles », les « voix/ligneuses ». Peut-on enseigner la réminiscence à une machine? Comment concevoir le rubato du temps si son passage ne fait pas pulser le cœur? On se rappelle ces jeunes années où chaque jour semble interminable, chaque saison est une nouvelle ère. À l’inverse, les années matures filent, libres de toute emprise. « Nanosecondes//s’y engouffre la matière de l’enfance//ses mille ans pliés ». Si les mortels vivent au rythme de leurs émois, cette intuition est inaccessible aux êtres de tôle.

tu es ma façon de commettre/des impairs 

La poète nargue le lecteur, négligeant de livrer les clefs qui permettraient à certaines images d’éclore. De même certains enchaînements, certaines ruptures entre les vers imposent un rythme qu’on dirait fragmenté pour le plaisir d’entraver la lecture. Le recueil regorge pourtant de passages d’une grande lumière : « je t’aime mon calmar volant/ma géante lueur des mers », ou encore « Il reste au parc de vrais oiseaux/pour exercer nos corps/aux mouvements du bec/aux mouvements des plumes ». L’amour et les réflexions sur l’identité sont particulièrement fécondes, alors que les scènes du quotidien – passé, réel ou imaginé – peinent à transcender la banalité des réalités évoquées.

je ne suis/peut-être que l’écho/de lointaines/et éteintes/pensées 

L’aventure poétique d’Isabelle Gaudet-Labine a le mérite de faire appel à une fiction qui s’assume, alors même que la poésie reste trop souvent la chasse gardée des Choses Sérieuses. Elle suggère un futur où le corps est devenu obsolète, et avec lui une certaine médiation du monde. Si dans Nous rêvions de robots les limites du transhumanisme sont vite atteintes, l’exercice montre les dangers du contrôle de la parole et de la dépendance aux machines qui formatent la pensée. Certes, on ne connaît pas la fin de l’histoire, mais on sait déjà qu’il faudra apprendre aux robots à douter.

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