Du sexe et de la philosophie : lettre à l’amant

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19.01.2016

Jana Černá, Pas dans le cul aujourd’hui, traduit du tchèque par Barbora Faure, Paris, La Contre Allée, 2014, 92 p.

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Avec Pas dans le cul aujourd’hui, les Éditions La Contre Allée nous offrent enfin une première traduction française de l’œuvre de Jana Černá, de son vrai nom Honza Krejcarová, membre de l’underground pragois condamné à la clandestinité sous le stalinisme. Pas dans le cul aujourd’hui, c’est donc le titre d’une lettre qui se déroule comme le rouleau de Jack Kerouac, au gré du souffle, du flux de la pensée et des affects qu’elle entraîne dans son sillage. Mais c’est aussi, en premier lieu, le vers initial d’un poème écrit 13 ans auparavant. Pas dans le cul aujourd’hui / j’ai mal / Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi / car j’ai de l’estime pour ton intellect/ On peut supposer / que ce soit suffisant / pour baiser en direction de la stratosphère. Ces quelques lignes – qui pourraient avoir été destinées au même amant, le philosophe Egon Bondy – donnent le ton à 80 pages d’amour déferlant, à la fois passionnel et réfléchi, charnel et intellectuel, dévoué et libre et, par-dessus tout, puissamment féminin.

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La vie, pas la politique

Rien d’enrobé, rien de délicat dans cette missive, sinon la «banalité» de la tendresse amoureuse qui la circonscrit. La force qui la porte m’apparaît comme l’emblème d’une féminité qui ne craint ni le jugement, ni l’émotion, ni le désir – qu’il soit d’abnégation ou de domination. Féminin, donc, au sens où cette force n’est jamais dirigée vers une scission d’avec l’homme, mais accepte plutôt de se perdre en lui, sachant qu’elle y demeure entière malgré tout. Or, la note de l’éditeur, visant à présenter davantage la vie que l’œuvre de Černá, insiste fortement sur le côté politique et «féministe avant l’heure» du texte. Si l’auteure nous invite en effet à «lier poésie et philosophie, vie et littérature, sexe et art», il me semble hardi d’élever ses propos au rang d’une «puissante défense de la liberté de l’individu face au stalinisme» et d’un témoignage de «l’extraordinaire réaction d’une intellectuelle libertaire face à la situation politique de l’époque».

Cette lettre à Egon Bondy est d’abord et avant tout une lettre à l’amant, «qui ne veut rien révéler ni rien résoudre». Prise en elle-même, elle réfute toute politicaillerie. Dixit son ouverture :

Mon amour, mon amour, mon amour, alors c’est comme ça, en deux mots, à ce que je sache j’ai emprunté cette machine à écrire pour produire de quoi subvenir aux besoins des enfants, aux nôtres, bref à nos besoins à tous et me voilà installée devant une lettre d’amour – il y a quelque chose qui cloche quelque part – ou c’est peut-être le contraire et rien ne cloche, sauf que d’un autre côté je suis dans la merde, alors on a du mal à trancher.

La lettre de Černá s’inscrit, certes, dans le contexte particulier de la Prague communiste. Černá et Bondy se sont d’ailleurs rencontrés au cœur de la bohème pragoise de 1948, alors que l’auteure formait un trio de poètes avec les post-surréalistes Karel Hynek et Zbyněk Havlíček. En 1949, Bondy et elle éditeront le premier almanach clandestin du milieu avant-gardiste pragois et fonderont la maison de publication clandestine Pulnoc /01 /01
Au sujet des mouvements post-avant-gardistes tchèques, voir Petra James, Bohumil Hrabal : « Composer un monde blessant à coups de ciseaux et de gomme arabique », Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 151.
. Néanmoins, si la critique de l’académisme et de l’utilitarisme intervient régulièrement dans cette lettre, qui, par des phrases de longueurs inégales donnant lieu à de multiples digressions, semble souvent poursuivre à distance une discussion déjà entamée, elle demeure inséparable de la vie des corps et du plaisir orgasmique de la sexualité.

 

La philosophie, l’amour, le sexe

Le retour au politique n’intervient, en effet, jamais qu’autour du travail philosophique de l’amant, dans des invectives contre «les cerveaux stériles» et «la philosophie utile et la poésie délectable», qui donnent lieu à la fois à la douce réassurance et au fantasme de la femme aimante. Les mots de Černá évoquent un plaidoyer pour une vie de l’esprit qui ne serait pas exclue du corps, de la poésie, de l’amour et de l’excitation physique. En témoigne cette prose aux accents poétiques et chantants rappelant la beat generation, qui passe au détour d’un signe de ponctuation de la réflexion philosophique à un érotisme bataillien ne refusant ni la communion ni l’abjection. Černá écrira ainsi :

S’il existe un espoir concret que tu produises un fruit mûr (et tel est bien le cas) alors c’est seulement à condition que ce fruit te comprenne tout entier, avec tes chaussettes, ton horreur des bibliothèques, ta barbe, ta bière, ta fantaisie, ton intellect, ta queue, tout ce qui se rapporte à toi. Rien ne m’enthousiasme tant que l’espoir d’une œuvre qui naîtra en lien direct avec tout cela, une œuvre d’où rien ne sera éliminé, une œuvre sans censure, crue, brute et monstrueuse. Une œuvre qui ne sera pas aseptisée, à faire dégueuler et chier celui qui la consomme, à faire surgir en lui tout à la fois un sentiment de bonheur et d’horreur, une œuvre sans limites et ne se laissera imposer de limites par rien et à aucun moment.

C’est paradoxalement cette œuvre qui ne se laisse «imposer de limites par rien et à aucun moment» que Černá crée en commençant «à écrire cette lettre qui n’a ni rime ni raison», oscillant entre une indépendance totale de l’esprit et une foi immense en un Dieu non vertueux, car parfait – et « la perfection ne saurait être vertueuse!» Féministe avant l’heure, peut-être… Inconsciemment, sûrement… Ce que démontre Jana Černá, par-dessus tout, dans ces quelques pages, c’est la superbe de la force féminine qui se déploie dans toute sa passion et ses contradictions, dans sa puissance immanente.

 

 

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Au sujet des mouvements post-avant-gardistes tchèques, voir Petra James, Bohumil Hrabal : « Composer un monde blessant à coups de ciseaux et de gomme arabique », Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 151.

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