Désordonner le monde

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Entrez, nous sommes ouverts, un spectacle du Bureau de l’APA ; création par David Archambault, Frédéric Auger, Laurence Brunelle-Côté, Jasmin Cloutier, Julie Cloutier Delorme, Simon Drouin, Ludovic Fouquet, Danya Ortmann et Chloé Surprenant ; avec Frédéric Auger, Jasmin Cloutier, Julie Cloutier Delorme, Simon Drouin, Ludovic Fouquet et Danya Ortmann. Une coproduction du FTA et de Productions Recto-Verso (Québec), présentée à l’Espace Libre du 1er au 3 juin 2017.

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Comment rendre compte du chaos? Aussi bien dire les choses clairement dès le départ : le plus grand mérite d’Entrez, nous sommes ouverts, son aspect chaotique, est aussi sa plus grande limite.

La proposition du Bureau de l’APA est touffue, l’excès d’actions scéniques (souvent faites simultanément) compose une masse d’informations parfois impossible à recevoir. La bande du Bureau de l’APA se revendique de l’indiscipline et le mot semble faible.

Au centre de la scène se trouve une table de DJ, opérée par Julie Cloutier Delorme ; côté jardin, le coin du régisseur (Frédéric Auger) ; côté cour, un espace pour que Jasmin Cloutier joue de la guitare et de la basse ; en arrière-scène, sur une estrade, Ludovic Fouquet s’active inlassablement pour récolter sa sueur ; à l’autre extrémité de la scène, un écran sur lequel on projettera le titre des parties, des images live de certaines actions en gros plan, mais aussi pour reproduire ce qui apparaît sur le moniteur de régie. Toutes ces sections s’activent, se répondent, s’entraident ou se marchent sur les pieds.

Du chaos, donc, mais du chaos néanmoins organisé, divisé en cinq parties : « Le mixer de la DJ », « La touche ENTER du clavier », « L’ordinaire ou la révolte » (ou « Le bouton de l’ascenseur ou la gâchette du revolver »), « La sonnette de la maison » et « Le marteau qui fait chauffer l’eau » (ou « Le grand effort » ou « L’énergie additionnelle »). Du chaos a priori impossible à résumer, tant l’entreprise paraît inutile au regard de la quantité démesurée de micro-événements qui ont lieu sur la scène.

Cultiver des savoir-faire

Entrez, nous sommes ouverts est d’abord un spectacle sur les connexions : celles, matérielles, qui relient les différents éléments scéniques ensemble, mais aussi celles, immatérielles, qui unissent les performeurs entre eux, les corps et les choses, la scène et la salle, les idées et leur réalisation, l’individu et la société. Il s’agit de « connecter/déconnecter » des choses et des êtres, de « renouveler la connectique de nos représentations » nous dit Simon Drouin en ouverture de spectacle. Qu’est-ce qu’une connexion ? « Un temps, le contraire d’une durée », dira-t-on plus tard, ce qui renforce le fait que l’œuvre produit surtout de l’éphémère.

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La représentation tient une partie de son intérêt de la fascination pour le « comment ça marche ? » À la manière de magiciens ou d’artistes de cirque, les interprètes présentent parfois l’outil qu’ils vont utiliser au spectateur avant d’effectuer une action, comme pour attester de son authenticité ; « voyez, il n’y a pas de trucage », semblent-ils dire. On s’émerveille alors de la prouesse technologique et de l’inventivité des bidouilleurs en même temps qu’on cherche à comprendre où est le truc, s’il y en a un. On nous annonce en ouverture de représentation que le pourcentage de « plantage » est d’environ 10% et nul doute que cette tension joue toujours sur le spectateur.

On assiste à une aventure de patenteux qui explorent comment faire marcher des choses ensemble, en espérant que l’existence même de cette connexion (renouvelée et redécouverte) produise un effet. Progressivement, sous le couvert d’une proposition ludique, se dessine un autre projet, plus politique (au sens le plus large du terme) : résister au monde bien ordonné en lui insufflant du chaos pour voir ce qui peut en émerger.

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Mettre sens dessus dessous

Le titre, véritable invitation à « entrer dedans » pour partager un espace et un imaginaire, témoigne d’une ouverture du Bureau envers son public, toujours mis à contribution (la salle est d’ailleurs généralement illuminée par un éclairage plein feu). À l’image des choses, le spectateur a tout le loisir de se « connecter/déconnecter » durant les différents moments de la pièce. (Il est d’ailleurs assez fascinant d’observer le public, entre ceux qui quittent parce que dépassés par la proposition déconcertante du Bureau de l’APA et ceux qui se soulèvent de leur siège pour mieux voir le bidouillage qui se fait en avant-scène.) Mais ce n’est peut-être pas étonnant : après tout, le chaos suppose une part d’instabilité, de manque de contrôle, et Entrez, nous sommes ouverts souffre d’une construction par parties qui ne sont pas toutes égales entre elles.

Ainsi des chansons, dont certaines comme « Tout fleure l’arnaque » (hymne rock-garage-punk que ne renierait pas Arseniq 33) sont assez réussies, alors que d’autres sont rapidement oubliées. Pareil pour le rôle de Ludovic Fouquet, dont il faut saluer l’ardeur au travail (la quantité de sueur récoltée permet, après tout, de créer la « connexion finale »), mais qui est tellement déconnecté des autres pendant le spectacle qu’on oublie sa présence pendant de longs moments.

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Par contre, Entrez, nous sommes ouverts déborde de mouvements ludiques, drôles, intelligents ou même touchants. Je pense notamment au moment où Julie Cloutier Delorme actionne un tourne-disque avec ses talons après avoir enfilé des collants sur lesquels on peut lire « Économie » : l’image de cette économie qui ne tourne pas rond et à laquelle on essaie de trouver un nouveau rythme et/ou un nouveau mode de fonctionnement est à la fois drôle et politiquement chargée. Pareil pour la séquence sur la difficulté de parler des choses qu’on aime et de « la signification des choses sensibles », qui repose sur le contact électrique entre deux corps pour actionner la musique et faire fonctionner les micros.

Avec son spectacle, le Bureau de l’APA ne cherche pas à produire du sens, mais plutôt à créer des significations, des réseaux, des… connexions. Le (souvent) joyeux bordel présenté sur scène et la profusion (parfois confusion) des idées sont revendiquées par le groupe. On répète d’ailleurs à plusieurs reprises, durant le spectacle, que « le chemin de l’idée confuse à l’idée claire n’est pas fait d’idées ». Parfois incohérent (parce que trop c’est comme pas assez, comme on dit), mais souvent fascinant, Entrez, nous sommes ouverts foisonne d’idées, bonnes ou mauvaises, claires ou confuses, ordinaires ou politiques, ludiques ou sérieuses. À chacun d’y comprendre ce qu’il peut. 

crédit photos : Marion Gotti

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