Des parfums d’enfance sur un air de fado

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26.10.2015

Corinne Larochelle, Le parfum de Janis, Montréal, Le Cheval d’août, 2015.

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Le voyage et la mémoire sont au cœur de ce premier roman de Corinne Larochelle, connue et reconnue auparavant comme poète, paru aux nouvelles éditions Le Cheval d’août. Les deux thèmes sont intimement liés, puisque l’ailleurs permet ce détachement, à la fois géographique et émotif, sans lequel on ne peut se pencher avec une conscience pleinement avisée sur les épisodes du passé : « Je sais que je ne trouverai le ton juste et les images appropriées qu’ici, loin de tout, dans une ville où je suis sans repères. » Il s’agit là d’une simple question de cadrage, un peu comme on ne parvient à s’observer convenablement dans un miroir que si on ne s’en éloigne minimalement. Voilà d’ailleurs qui pourrait résumer toute l’entreprise de la narratrice de Le parfum de Janis : prendre du recul, sonder ses souvenirs afin de jeter un regard souverain sur elle-même, coupé du prisme déformant des images que lui renvoie son entourage.

Dérive portugaise et pèlerinage mémoriel

Il est parfois des fuites nécessaires, dont on n’attend rien d’autre qu’elles permettent de revenir vers les sentiers battus du quotidien, sinon transformé, du moins un peu plus léger. La narratrice de Le parfum de Janis, qui franchira le cap de la quarantaine lors de son séjour, rejoint Lisbonne afin de remettre les compteurs à zéro, dans le but à demi avoué de faire un bilan au mitan de sa vie. Elle s’imprègne doucement de l’atmosphère de la ville, au cours d’une espèce de dérive à vau-l’eau, à la recherche d’elle-même dans les rues baignées des effluves de marrons et de sardines grillés : « Durant ces deux mois à Lisbonne, je m’offre le temps en cadeau pour mettre en mots mon histoire, cette mythologie décomplexée qui est la mienne, la nettoyer des scories que les uns et les autres y projettent. »

La plaquette de Larochelle donne à lire ces deux trames temporelles, suit le parcours sinueux qui alterne entre le présent du voyage et les scènes fuyantes de la jeunesse, de l’adolescence et de la vie adulte, jusqu’à ce qu’elles se recoupent et ne fassent plus qu’une. Aux carnets de voyage se superpose alors un album de famille, ce que la jaquette de l’œuvre, magnifique de sobriété, annonce en exposant une photo patinée de la mère de l’auteure. D’abord sous forme de vignettes et de fragments, symptômes d’une mémoire lacunaire, Larochelle présente des images fortes de la petite enfance : les cabanes de coussins érigées avant le réveil des parents, les matinées de Noël, les anniversaires de quartier, etc. Souvent, ce sont les chansons qui ravivent les souvenirs, celles de la triade Brassens-Brel-Ferré, de Jim et Bertrand et d’une certaine Joplin, la Janis du titre, qui battent la mesure des soirées amicales et du bonheur familial.

Jusqu’au jour de la « secousse sismique », rupture à partir de laquelle il y aura désormais un avant et un après : le divorce parental. L’événement sonne précocement la fin du mythe de l’enfance, la perte d’un paradis originel entraînant pour la narratrice une chaîne de répercussions qu’elle s’ingénie à remonter depuis l’espace lisboète arpenté en solitaire. Mère dépressive, frère instable et amours qui tournent en rond ne sont que quelques-unes des sources de « scories » qu’elle doit tenter de réfréner. Car sous les masques imposés de la fille docile au service d’une mère accaparante, de la sœur secourable et de l’amante non moins dévouée, une identité longtemps refoulée se cache, un visage authentique attend d’être révélé. 

 

Le vrai visage de Pessoa

Envahie par la saudade, cette mélancolie proprement portugaise que les échos des mélodies plaintives du fado portent à travers tout Lisbonne, la narratrice entreprend cette anamnèse qui fait remonter les souvenirs à la surface comme les débris d’un navire après le naufrage. Elle devra peu à peu se les réapproprier, reconstituer son existence en tentant de « remonter le cours de [s]on enfance ». Ses errements la conduisent devant la statue de Fernando Pessoa, l’écrivain  portugais qui a au cours de sa vie publié sous plus de soixante-dix noms de plume, noyant son individualité dans de multiples artifices identitaires. La figure de Pessoa – patronyme qui signifie « personne » – évoque en parallèle l’objet de la quête de la narratrice. Elle incarne ni plus ni moins le passage d’une identité en creux définie par l’absence et la négation – n’être personne –, à l’affirmation d’une personnalité mieux assumée, volonté inscrite dès l’exergue emprunté à ce même auteur : « Aujourd’hui, j’ai pris la résolution définitive d’être Moi ».

Après s’être recueillie aux côtés de ce père spirituel, elle se dirige vers le Tage, cours d’eau matérialisant le temps qui fuit ainsi qu’une sorte de renaissance symbolique : « Je voudrais me laver dans le fleuve, qu’il emporte avec lui une partie de mes peines. » Elle repart ensuite pour le Québec, avec ce sentiment que l’ailleurs lui a paradoxalement permis de se rapprocher de sa véritable « pessoa ».  Préférant l’esquisse au portrait, les atmosphères aux décors chargés et le lyrisme savamment contenu aux épanchements de sensiblerie, Corinne Larochelle a fait des choix qui la servent pour le mieux. Les parfums de l’enfance se mêlent tout naturellement à ceux du Portugal, continuité sans faille pour ce premier roman intime à la voix tout aussi personnelle. 

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