Des images pour Mario

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17.02.2022

Perdre Mario, Carl Leblanc, AD HOC Films Bis, 2021, 84 minutes.

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En 2015, Carl Leblanc (Le Cœur d’Auschwitz, 2011; Le commun des mortels, 2017) reçoit un message terrible du frère de son ami de longue date Mario, qui a récemment quitté Montréal pour s’établir à Québec, dans la foulée d’une retraite précipitée par la maladie : Mario s’est enlevé la vie. C’est Carl qui se charge de contacter « la bande du lac », leur groupe d’ami.es proches, surnommé ainsi en référence au temps passé ensemble dans un chalet qu’illes louaient chaque été. Perdre Mario raconte le suicide de Mario à partir d’une multitude de perspectives qui se répondent, s’interrogent et se complètent. Carl Leblanc n’attribue aucune dimension thérapeutique ou éthique à ses films. Son cinéma cherche à raconter, à rejoindre l’autre par des récits et, dans sa parenté avec les sciences humaines, à sonder nos consciences et nos manières d’être.

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Raconter une histoire

Perdre Mario est un de ces films aux coutures visibles, qui invite à entrer dans la fabrique du cinéma. Une question se pose d’emblée : comment raconter une histoire dont la figure centrale est absente, et dont la disparition est survenue sans prévenir ? Il faut partir à la recherche de matériaux préexistants, probablement en créer de nouveaux, montrer certaines choses et en cacher d’autres. Toute histoire est partielle, subjective. Raconter Mario, pour Carl Leblanc, c’est d’abord raconter l’homme qu’il était pour un groupe d’ami.es en particulier, la manière dont illes l’ont connu et ont vécu son suicide. Le film s’ouvre là où cette histoire commence : la rencontre entre Mario et le noyau initial du groupe de « camarades » à Moscou, lors d’un voyage de jeunesse. Cette perspective explique que Mario lui-même, finalement, nous échappe en bonne partie.

Cela dit, la possibilité de raconter cette histoire est liée, avant tout, à l’existence d’un journal que Mario a tenu dans les mois précédant sa mort, retrouvé par son frère et confié au réalisateur. De nature  intime, ce texte donne un accès – certes limité – à une descente aux enfers se concluant par un suicide. On peut se sentir inconfortable, voyeuriste en recevant comme spectateur.rice ces notes de détresse récitées théâtralement par Robert Lalonde pendant toute une partie du film. Cette parole écrite dans le secret devait-elle nous être partagée ? Carl Leblanc parlait lui-même, en présentant sa démarche après la projection, d’un certain « vampirisme » dans la façon dont il s’empare de ce qui a le potentiel de devenir une bonne histoire.

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Ce journal de maladie et d’angoisse a servi de point de départ à l’artiste François Fortin pour imaginer de saisissantes animations visant à traduire de manière symbolique et sensorielle l’état de Mario dans les mois et les jours qui ont précédé sa mort. Il s’agit d’un réel effort d’inventivité déployé dans le film pour traduire visuellement des expériences intérieures. Dans le même ordre d’idées, l’immeuble à condos où habitait Mario après son départ de Montréal est filmé par un drone, perspective qui accentue l’hostilité et le sentiment d’aliénation vécus par celui-ci dans ce lieu « bourgeois » dans lequel il ne se reconnaissait pas. Une série de moyens techniques et plastiques sont utilisés pour rendre visibles l’angoisse, puis la disparition de Mario.

Penser le lien

Une question reste en suspens tout au long du film : qu’est-ce qui aurait pu sauver Mario ? Jusqu’à la fin, ce dernier était en contact avec ses ami.es et entouré par sa famille. Dans le flot des pensées consignées dans le journal, un élément revient : Mario n’arrivait pas à retrouver son exemplaire des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, et cette absence le tenaillait. Quelle était la cause de son obsession pour un livre? Ce dernier était-il simplement le symbole d’une période révolue de sa vie, qu’il aurait pu retrouver (voire revivre) au contact de ses pages? Ou le réservoir d’une sagesse qui aurait permis à Mario de survivre ? Si l’amitié ne peut déjouer la mort, les livres le peuvent-ils ? Pourquoi Mario n’a-t-il pas eu les réponses qu’il cherchait ?

En recevant des bribes de l’histoire de Mario, nous sommes confronté.es, nous aussi, à certaines des interrogations qu’a dû avoir son entourage. Une mort par suicide a la particularité de souvent laisser un épais brouillard de questions dans son sillage. Elle complexifie l’idée que l’on se fait de la personne disparue, ouvre une fenêtre sur des zones enfouies, auxquelles nous n’avions peut-être pas accès. Elle invite également à se poser la question de la responsabilité, puisqu’elle fait presque inévitablement ressentir le besoin de chercher une cause, une explication. Cet événement tend un miroir aux ami.es de « la bande du lac », qui réfléchissent devant la caméra à leur relation avec Mario, exprimant ainsi une multiplicité de ressentis et d’expériences du deuil. Pour certain.es, le suicide de leur ami est un « gâchis », un ratage qui éveille le sentiment de ne pas en avoir fait assez. D’autres reçoivent la détresse de Mario avec une grande tristesse, mais sans sentiment de culpabilité. Une des forces de Perdre Mario est son caractère polyphonique. Les expériences individuelles, mais aussi les perspectives à partir desquelles penser le suicide, sont plurielles.

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L’angle plus personnel, incarné par les voix des ami.es et de la famille, cède en effet parfois la place à un regard institutionnel et professionnel sur le suicide, intégré dans le film par la participation de psychologues, d’intervenant.es de centres d’écoute et de l’Association québécoise de prévention du suicide. Des hommes et des femmes qui ont aussi été confronté.es au suicide dans leur vie prennent la parole dans le film, dans une volonté de partage et de sensibilisation. Le storytelling cher au réalisateur s’efface en partie derrière la diversité de matériaux et de discours convoqués – ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi. Ce qui s’annonce d’abord comme un récit linéaire devient bientôt une réflexion beaucoup plus ample sur la dépression, les liens humains et ce que signifie exister, pour les gens qui nous connaissent (ou nous ont connu).

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