Déboulonnage, outrage et autres renversements

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STATUER. Les figures du socle – Partie III, par Emmanuel Galland, présentée à la Galerie d’art Stewart Hall (Pointe-Claire) du 8 juillet au 26 août 2018, avec des œuvres de Steffie Bélanger, Patrick Bérubé, Guillaume Boudrias-Plouffe, Louis Bouvier, Manon De Pauw et Sara A.Tremblay, Doyon-Rivest et Karine Payette.

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À l’heure où les voix indignées s’élèvent et où les statues tombent, qu’il s’agisse de monuments confédérés ou encore, plus près de nous, de ceux dédiés à des personnages historiques controversés comme John A. McDonald, le piédestal est l’objet d’une nécessaire remise en question. Si son propos n’est pas explicitement politique, le troisième volet du cycle d’expositions STATUER. Les figures du socle n’en offre pas moins un savoureux contrepoint à l’actualité. Alors que les deux premières itérations de cette série initiée par le commissaire Emmanuel Galland avaient respectivement porté sur les questions de monument (Action Art Actuel à Saint-Jean-sur-Richelieu en 2017) et de reenactment (Galerie 3-312 à Montréal la même année), la plus récente mouture propose un corpus articulé autour des notions de destruction, de contrainte, de tension. Incisives, irrévérencieuses ou iconoclastes, les quelque 20 œuvres réunies sous la charpente de la Galerie d’art Stewart Hall mettent en évidence « la persistance manifeste de l’objet-piédestal et de ses moult détournements au sein des pratiques actuelles en art ». Force est de constater que Galland a vu juste en amorçant cette investigation sous le signe de l’œuvre-socle, thème au potentiel inattendu dont il entend poursuivre l’examen à travers de nouvelles incarnations dans les années à venir.

Plus éclatée que les éditions précédentes, la Partie III se révèle particulièrement diversifiée, tant en ce qui concerne les approches stylistiques que les médiums privilégiés. Adoptant des postures qui oscillent entre réappropriation et détournement, les neuf artistes présentés passent au crible notre rapport au succès et à l’histoire, tout en s’attaquant, sourire en coin, au fétichisme de l’objet artistique ou de consommation courante. Les enjeux liés au devenir-objet, à la réification des corps, figurent aussi parmi les sujets abordés.

Qui mérite les éloges ? À qui doit-on une page dans l’histoire collective ? Les assises de l’art du passé sont-elles imperturbables ? Voilà les questions qui ponctuent l’expérience à laquelle nous convie Galland, où transparaît une connaissance aiguë de l’histoire de la sculpture de même qu’une affection palpable pour le low art et le ready-made. Le socle est ainsi réduit à sa plus simple expression, détourné de ses fonctions, voire entièrement remis en cause.

Iconoclash

Percutante, la sculpture cinétique de Louis Bouvier (Sans titre, 2016) donne d’emblée le ton au visiteur : un robot aspirateur de type « Roomba » surmonté d’un buste de canard en plastique arpente la salle d’exposition, se heurtant allègrement aux murs, colonnes et socles se trouvant sur son passage. Tel un monument ambulant, l’œuvre tourne en dérision la tradition statuaire.

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Guillaume Boudrias-Plouffe, La prospection du ravaudeux, 2016. Installation : bûche de pin blanc, cire d’abeille provenant de cierges recyclés, crayons de cire bleu, dispositif sonore.
(photo : Mike Patten)

Guillaume Boudrias-Plouffe propose pour sa part deux installations sonores sous le signe du folklore, puisant chacune dans le patrimoine immatériel et la transmission intergénérationnelle, thèmes qui parcourent sa production. En parfait dialogue avec la rusticité des lieux, La prospection du ravaudeux (2016) nous plonge dans l’univers des conteurs. L’œuvre consiste en une bûche de pin de laquelle émergent deux pieds d’un bleu quasi surnaturel. Ici, le fantastique côtoie le vernaculaire sur fond de coupe à blanc. La composante sonore est plus engageante encore dans Le cristal magique (2012), où le visiteur est transporté par le récit d’un bûcheron-draveur – inspiré d’anecdotes du grand-père paternel de l’artiste –, le tout magnifié par un monticule de bois taillé aux allures légendaires.

Fidèle à sa critique grinçante de l’image de marque et de la société de consommation, le duo Doyon-Rivest est représenté par Trois rondes-bosses sur podium jaune (2016). L’œuvre donne à voir un trio de bonbonnes de propane rutilantes, déclinées à la manière de médaillés olympiques triomphants, habile clin d’œil à l’impératif de performance qui semble aujourd’hui guider chacun des aspects de nos vies. Il s’agit plus précisément là d’une allégorie de la banlieue, les artistes désignant le barbecue comme « le symbole de la quintessence du consumérisme qui endort dans le confort et l’indifférence ».

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Doyon-Rivest, Trois rondes-bosses sur podium jaune, 2016. Bonbonnes de propane, peinture à carrosserie, bois, latex. 
(photo : Mike Patten)

La pression sociale et la mise en scène de soi sont aussi convoquées dans le travail de Patrick Bérubé, à l’exemple de Lies (2010), où le jeune Pinocchio, incapable de dissimuler son mensonge, heurte malgré lui une plante. Gisant à même le sol, elle sera vouée à périr au cours de la durée de l’exposition. Diptyque composé d’un trophée et d’une statuette à l’effigie d’un satyre lubrique, Biggest Fucker (2014) ne peut que nous tirer un sourire. Au-delà de leur potentiel humoristique, les œuvres de Bérubé appellent à réfléchir au type de figure que l’on glorifie, aveuglément ou non.

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Patrick Bérubé, Lies, 2010. Bois, Plexiglass, découpe au jet d’eau, plante, céramique.
(Photo : Gaël Stephenson Chancy)

Trouble dans le geste

Opérant sur un registre complètement différent, les sculptures de facture hyperréaliste Anima (2017) et Donner corps (2016) de Karine Payette suscitent fascination et malaise. À travers des formes hybridées, contraintes, les rapports humains-animaux y sont interrogés. Émergeant de socles évoquant à la fois des corps humains et les dispositifs muséographiques tels qu’on en retrouve dans les expositions de sciences naturelles, des avant-bras faits de silicone sont représentés à mi-transformation : l’un manipule finement une truffe, alors que l’autre maintient en place un écureuil.

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Manon De Pauw et Sara A.Tremblay, Études pour Configuration I-XII, 2015. Extrait de la série Impression, jet d’encre sous Plexiglass.
(Photo : DPM / Galerie d’art Stewart Hall)

Notons aussi la hardiesse conceptuelle de la série photographique Études pour Configuration I-XII (2015), fruit d’une collaboration entre Manon De Pauw et Sara A.Tremblay lors d’une résidence à la Fondation Guido Molinari. On y voit les artistes exécuter diverses manœuvres performatives à partir de la maquette d’une sculpture du célèbre plasticien formée de parallélépipèdes aux couleurs pures, apparaissant ici en guise de piédestaux démesurés. Tantôt quasi invisibles, écrasées sous le poids des quantificateurs, tantôt impérieuses, elles s’approprient l’œuvre de ce monstre sacré de l’art québécois, se jouant de la verticalité molinarienne et du canon moderniste – aujourd’hui encore largement associé à des peintres masculins.

Pièce de résistance de l’exposition, Cariatide : “My ovaries told me that I’m ugly” (2015), de Steffie Bélanger, offre une féconde réflexion sur le rapport au corps et à l’identité. Rappelons que les cariatides, symboles de pouvoir, représentaient dans l’antiquité des femmes réduites en esclavage, condamnées à porter éternellement le fardeau pesant sur elles. L’installation sculpturale, faite à la mesure de l’artiste elle-même, est activée sous l’intervention du public, qui est à son tour invité à performer l’œuvre, à incarner la femme-colonne. Nous sommes appelés pour ce faire à prendre pied sur un piédestal, nous insérant dans un dispositif de bois ne laissant visibles que le nez, les bras et la partie inférieure des jambes, position pour le moins inconfortable, aussi amusante soit-elle de prime abord. Offrant la possibilité de ne faire qu’un avec l’objet, l’œuvre permet ainsi de se soustraire, ne serait-ce que partiellement, au regard de l’Autre. Or elle masque au passage notre identité. Dispositif d’émancipation ou de contrainte ? Il s’agit là de tout le paradoxe du socle, qui en élevant expose à des formes de vulnérabilité insoupçonnées, comme l’auront si bien montré les œuvres rassemblées dans l’exposition.

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Steffie Bélanger, Cariatide : « My ovaries told me that I’m ugly », 2015. Bois. 
(Photo : Emmanuel Galland)

 

Crédits photos : DPM / Galerie d’art Stewart Hall, Mike Patten, Emmanuel Galland, Gaël Stephenson Chancy.

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