De l’importance de la communion

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29.05.2018

Pourama pourama, un spectacle de Festival Les Rencontres à l’échelle – Les Bancs Publics (Marseille), texte, conception et interprétation de Gurshad Shaheman; regard dramaturgique de Youness Anzane; scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy; lumières et direction technique d’Aline Jobert. Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (Montréal) jusqu’au 31 mai.

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Dans sa plus récente trilogie, l’écrivain suédois Jan Kjaerstad réfléchissait longuement sur la construction des êtres, se demandant s’ils sont la somme de plusieurs évènements marquants ou la résultante d’un unique moment aux allures de chocs. L’auteur et interprète d’origine iranienne Gurshad Shaheman loge clairement à la première enseigne. En présentant Pourama pourama, une pièce de quatre heures trente réunissant trois solos, Shaheman nous convie à bien plus qu’une représentation théâtrale ou une performance artistique. Le temps d’une soirée, il nous invite à communier avec lui. Catharsis identitaire sur des airs de Gougoush, Pourama pourama est un moment d’une grande générosité comme on en offre peu, une rencontre réelle où le théâtre devient presque accessoire, et où Gurshad Shaheman, lui, touche au sublime.

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I wanna feel your body

Relatant une enfance iranienne au cœur de la révolution, la première partie de ce triptyque se penche sur la figure du père. Avec Touch me, Shaheman dépeint un père comme on dessine un inconnu qu’on a pourtant su aimer. Le public est installé par terre sur des coussins et l’interprète se place au centre du groupe, alors que sa voix préenregistrée résonne et relate différents événements ayant formé l’enfance, différents moments ayant contribué à créer la figure du père. Alors qu’on écoute attentivement ce florilège de souvenirs, Shaheman, lui, s’installe derrière un « Vodka bar » et convie tout le monde, en silence, à venir se chercher un verre. Un peu plus tard, sur un écran, un décompte d’une minute s’affiche avec un avertissement : en l’absence de contact physique d’ici la fin dudit décompte, la performance s’arrêtera. Ainsi, à plusieurs reprises, des spectateurs se sont levés pour prendre la main de l’interprète, le serrer dans leurs bras, s’asseoir à ses pieds, etc. Lui demeure debout, immobile, en silence.

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Avec Taste me, le public migre vers le troisième étage du théâtre, dans la salle de répétition, où Shaheman nous attend, habillé en femme, bouteille de rouge à la main. Par table de cinq, on prend place. Selon le même procédé que lors du premier solo, sa voix préenregistrée nous raconte cette fois-ci son arrivée en France, pour y rejoindre sa mère qui s’y est exilée. De l’enfance, on passe désormais à l’adolescence et à la découverte de la culture française. Devant nous aux chaudrons, Shaheman sert des plats pour tout le public, alors que les souvenirs défilent pour cerner la figure maternelle, celle dont les ambitions universitaires furent brisées par la révolution iranienne. C’est avec Jean-Louis, l’amant de sa mère, que Gurshad aura ses premières aventures homosexuelles, dans un Paris où cette liberté appartient au domaine du possible. Malgré son mutisme, l’interprète occupe toute la pièce de son charisme, lui qui toise le public de son regard tantôt coquet, tantôt malin.

Les hommes qui passent

Pour la troisième et ultime partie, c’est dans la salle principale du théâtre que nous nous retrouvons, assis autour d’une pièce meublée qui rappelle le studio cannois qu’il a habité, ainsi que les diverses chambres d’hôtel qu’il a visitées. Dans Trade me, Shaheman est devenu adulte, libéré des figures parentales. L’homme fréquente l’école d’acteurs de Cannes et de Marseille. La parole elle aussi est déliée, alors que pour la première fois de la représentation il nous parle directement. C’est à cette époque qu’il cherche le corps et l’amour sur divers réseaux de rencontre où, petit à petit, il se prostituera. De ceux qui l’ont aimé à ceux qu’il a aimés, aucun détail n’est épargné pour amener le public au cœur de l’intime. Chaque spectateur ayant reçu un coupon de tirage lors de l’entrée en salle, les chiffres sont tirés à répétition pour nous convier un à un à venir le rejoindre dans cette chambre, le temps d’un souvenir.

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Si la présence scénique de Gurshad Shaheman semble faire tenir à elle seule ce solo de plus de quatre heures, ce serait dommage de ne pas relever l’intelligence des dispositifs de mise en scène utilisés durant la représentation. Quoique criants de simplicité, la majorité des choix scénaristiques sont d’une immense efficacité. L’appel au sens tactile pendant Touch me parvient, en silence, à créer une tendresse spontanée entre le public et l’interprète, mettant du même coup en relief un manque inhérent à la relation paternelle. Le repas, quant à lui, nous invite aux rapprochements, déconstruisant par un geste de quotidienneté les codes d’une représentation théâtrale, tout en insufflant efficacement un doux apport culturel à ce récit migratoire. Si la voix préenregistrée pendant les deux premières parties pouvait sembler passive, elle prend toute sa cohérence lorsque celle de l’âge adulte se trouve libérée du fardeau du souvenir et parle, sans fard, du lieu de l’intime. En défilant finalement un à un dans la chambre lors de Trade me, le spectateur devient un instant l’ancien amant, le client.

Des parfums d’Iran aux plages de Saint-Tropez, de la révolution iranienne jusqu’au 11 septembre, d’un parent à un autre, d’un homme au suivant, sur scène, Gurshad Shaheman prend forme, prend vie, existe. La générosité du partage auquel il invite le public le temps d’une représentation permet de saisir à nouveau l’étendue de l’acte théâtral. Au-delà des dramaturgies et des interprétations, des décors et des jeux de lumière, le moment partagé prime sur tout. Ici, aucune figure d’autorité, aucun génie s’adressant à des fervents, simplement un moment passé ensemble, comme une soirée entre amis, un hommage à la tendresse des êtres. Pourama pourama nous rappelle que le théâtre ne peut ignorer le caractère essentiel de cette rencontre, le temps d’une soirée, entre des artistes et un public.

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crédits photos : Barbara Laborde 

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