Comme une odeur d’humus

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27.02.2017

Marie-Claude Lapalme, Le bleu des rives, Québec, Éditions du Septentrion, coll. « Hamac », 2016, 155 p.

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Avant même d’ouvrir le livre, l’image sur la couverture installe l’ambiance du premier recueil de nouvelles de Marie-Claude Lapalme. Du canot couleur chair échoué sur un sol tourbeux comme un corps affalé, de la forêt en arrière-plan, peut-être, et de l’ensemble baigné de teintes bleutées tirant sur le mauve, émane une désolation. Les premières lignes confirment cette impression de douce mélancolie et d’angoisse laissée par la composition :

Te souviens-tu du lac de ton enfance ? […] Te souviens-tu de l’instant où tu perdais le fond, où le froid des courants apparaissait ? Ce moment où tu croyais sentir, sous tes pieds qui remuaient, la lente ondulation de corps blêmes. […] L’eau, son silence. Tu t’y plongeais avec un pincement d’appréhension, mais tu ne t’y dérobais jamais. Avancer en comptant chaque pas, t’immerger peu à peu malgré le froid, c’était une chance de faire corps avec le lac, avec ses habitants engloutis.

En introduction à la nouvelle éponyme, ces mots ne sauraient traduire avec plus de justesse les thèmes abordés par les textes. À travers neuf nouvelles, Le bleu des rives propose une incursion dans la psyché de protagonistes aux prises avec un drame intérieur. Un chalet, comme lieu de mémoire, et un lac, comme lieu de catharsis, servent ici de fil conducteur à des récits empreints de grisaille et de figures spectrales. Entre les deux mondes, une frontière, des rives justement, explorées par la plume habile de l’auteure qui dépeint des scènes d’un grand onirisme où le fantastique n’est jamais bien loin.

 

Un chalet, un lac, des rives                          

C’est le deuil de l’amoureux mort dans un accident, la disparition d’une sœur, un triste souvenir d’enfance, l’inceste, autant de situations ancrées dans une réalité passée, qui agissent comme moteur des histoires. Leur effet sur la vie des personnages est prétexte à une introspection quasi-surréelle balisée par des espaces aux diverses fonctions. Ainsi, s’adressant à son enfant qu’il n’a jamais vu, Christian se remémore sa relation éphémère avec la mère et sa fuite à la nouvelle de la grossesse. Réfugié dans un chalet, loin de la ville, et essayant de faire la paix avec lui-même, il semble apercevoir l’empreinte d’une main d’enfant sur un carreau de la fenêtre, puis une petite silhouette qui s’éloigne sur le lac gelé.

En va-t-il aussi de cette femme qui repense à la relation malsaine avec sa sœur abusive et intimidante, et pour qui le lac est un lieu de libération, voire de purification. Ou encore cet homme, Paul, qui, à la veille de fermer le chalet familial pour l’hiver, est hanté par un souvenir d’enfance. Sa promenade sur les rives du lac lui permet non seulement de fuir le brouhaha familial, mais surtout de plonger dans sa mémoire pour extraire les moindres détails d’un trauma de l’enfance. Au final, les images du passées en viennent à se confondre avec celles d’une femme debout sur la berge, qui les emportera avec elle.

Dans ses nouvelles, Lapalme construit des espaces à travers lesquels les personnages errent tels des spectres en quête d’un apaisement ou d’une délivrance. À la fois lieu où l’on se souvient et objet même de ces souvenirs, moins un refuge qu’un catalyseur, le chalet dévoile la douleur latente. Le lac, quant à lui, veille près de la maison rempli d’entités fantomatiques dont la l’existence est sans cesse questionnée par ceux qui le fréquentent. Il se confond avec le monde du rêve, absorbe les souvenirs, permet la catharsis, libère, purifie : « Accroupie près de la fenêtre, j’avais l’impression que le lac partageait, ma souffrance. Que, par sympathie, il teintait sa surface du noir de mes pires ecchymoses. » (« Sous l’eau, le feu », p. 118). « Les bourrasques et les vagues ramènent des paroles étouffées. Paul ne bouge pas. Le lac se déploie autour de son corps. Il a impression d’être de retour à l’hôpital. Cet endroit qu’il avait oublié et qui, maintenant, fait remonter un à un ses reflets » (« Comme des galets sur la grève », p. 77). Entre ces lieux-mémoire, la rive comme zone de transition, sorte de limbes des âmes perdues, permet la rencontre entre les personnages vidés de leur substance et des figures fantomatiques qui agissent comme passeurs. Ainsi, dans ce paysage mélancolique peuplé de créatures millénaires et de femmes aux contours flous veille un monde mystique où se confondent réalité et souvenirs.

L’écriture de Lapalme coule doucement, envoûte. Les images qu’elle crée participent d’une poétique de l’organique qui fait appel à l’ensemble des sens : « [e]n surimpression, les feuilles de fin d’été s’obscurcissent comme des bouts de papier crêpe », « […] grisés par l’air qui nous léchait comme de minces langues de soie », ou encore « [i]l pense à se boucher le nez, mais l’idée que les petites particules qui flottent dans l’air entreraient dans sa bouche pendant qu’il respire, qu’il pourrait les goûter, est trop horrible. Il faut se résigner à sentir ».

Dans une forme d’animisme, voire d’anthropomorphisme, objets et lieux prennent vie en déployant des caractéristiques humaines : « le baiser carnivore du sol, de la glace », « la ligne des conifères se détache du ciel, sombre comme des cils », « [l]es dents du roc. Les doigts des branches qui pourraient s’emparer d’elle. La retenir. ». À l’inverse, les personnages se fondent dans leur environnement par un certain « devenir-végétal » : « Tu ouvrais les yeux et tu contemplais l’ondulation de tes mèches blondes. Tu t’imaginais devenir un être à demi végétal, une ondine à la chevelure immense […] » ou encore « […] glisser en silence sur [la surface du lac], tels ces insectes graciles qui vivent sans connaître de lendemain ». Le motif du bleu, de « l’ambre bleuté » à la fenêtre bleue, revient sans cesse au fil des pages rappeler que le bleu des rives, c’est non seulement ce moment de la journée entre chien et loup, mais aussi l’état de langueur provoqué par la tristesse (ne dit-on pas avoir les bleus…?).

Si les récits de Marie-Claude Lapalme s’inspirent sans aucun doute des entités de la mythologie de Lovecraft, ils s’inscrivent surtout dans la foulée fantastique du Claude Mathieu de La mort exquise, tant par leur ambiguïté symbolique, leur côté envoûtant et sublime que par l’intimité provoquée par l’instance narrative. Avec une tentative aussi convaincante, il ne reste qu’à espérer que l’auteure récidive bientôt dans cette voie.

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