Cheval de Troie idéologique en forme de loup chinois

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Le Dernier loup, un film de Jean-Jacques Annaud, une co-production China Film Group Corporation, Edko Films et Repérage, 2015.

À l’affiche au Québec dès le 11 septembre 2015.

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Tiré du best-seller chinois Le Totem du loup de Jiang Rong, Le Dernier loup de Jean-Jacques Annaud a connu un grand succès commercial à sa sortie en France au début 2015. Situé à l’an 2 de la Révolution culturelle, dans les steppes de la Mongolie-Intérieure, le film met en scène un affrontement guerrier entre l’ordre sauvage et l’envahissement d’un territoire avec tout le talent d’Annaud à filmer les animaux, avec eux, parmi eux.

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Le résultat léché ressemble à une fable aux allures épiques, un film grand public somme toute inoffensif, si on ne s’arrête à l’histoire de sa production. En effet, le livre a d’abord été un samizdat, un livre-pirate censuré repassé de main en main dont l’immense popularité a dérangé les autorités chinoises, qui avaient également banni Annaud en 1997 pour son film Sept ans au Tibet. Comment se fait-il alors que l’adaptation cinématographie ait été commandée par une société d’état au réalisateur, dans une coproduction France-Chine financée à 80% par cette dernière? Comme un loup déguisé en brebis, la production opère en fait une récupération culturelle de haut niveau de ces deux critiques du régime chinois afin d’en faire une forte affirmation de l’identité chinoise sur la scène internationale, avec une petite saveur anticapitaliste empreinte d’émotivité enfantine, toute en douceur.

Le roman Le Totem du loup, sorti en 2003 chez un éditeur indépendant, est basé sur la propre expérience de Jiang Rong (pseudonyme de Lü Jiamin, professeur de science politique à l’Université de Pékin) qui, jeune Garde rouge en 1967, s’est porté volontaire pour la campagne en emportant clandestinement ses auteurs favoris – alors que les livres étaient massivement brûlés. Parti en Mongolie-Intérieure, il a vécu auprès des bergers nomades, afin d’y faire œuvre de civilisation et surtout de sédentarisation. Pourtant, le jeune homme a été rapidement fasciné par ses hôtes : ceux-ci vivent dans un contact rapproché avec la nature et vouent un respect sacré aux loups.

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Le livre glorifie cette vie simple, fière, indépendante, en harmonie avec les forces de la nature, en opposition à l’autorité du régime défaisant cet ordre premier, écologique. Les transformations exigées par l’arrivée des nombreux colons chinois ont en effet entrainé l’extermination des loups, jusque-là dieux des steppes. À la fois révolutionnaire de la première heure et critique du régime, Jiang Rong n’a dévoilé sa véritable identité qu’en 2007, et son livre fait toujours controverse auprès des conservateurs communistes. C’est face à sa popularité – 20 millions d’exemplaires en circulation, le plus grand succès littéraire en Chine depuis Le Petit Livre rouge de Mao Tsé-Toung – que le gouvernement chinois a changé de stratégie.

En effet, comment un régime au fort caractère nationaliste peut-il combattre un phénomène populaire né en son ventre? Le livre a dépassé de loin en popularité un artiste tel que Ai Weiwei, que l’oppression par le gouvernement n’a rendu que plus sympathique sur la scène mondiale, le magazine britannique Art Review en faisant même l’artiste le plus puissant du monde en 2011 par sa lutte pour les droits humains dans un régime totalitaire. Comme l’analyse finement Erik Bordeleau dans Comment sortir le commun du communisme (Le Quartanier, 2014) en se penchant sur le mouvement artistique Political Pop, prisé à l’international pour son caractère soi-disant subversif envers les politiques chinoises, d’une part, ce subversif imbriqué dans une logique de marchandisation de l’art « n’entame en rien le discours néolibéral; il en constitue plutôt l’ironique homologue postmoderne. En tant que tel, il s’intègre parfaitement au monde de l’art contemporain et à son goût du kitsch de second degré. La réception ironico-libérale du Political Pop contribue ainsi à une circulation sans fin de tropes post-totalitaires, lesquelles ne menacent en rien les assises de l’État autoritaire-corporatiste chinois. » De l’autre, par leur ambiguïté et leurs contradictions, « ces actes profanateurs ne semblent pas en mesure de véritablement entamer l’«unité spirituelle» dont la propagande gouvernementale fait l’active promotion » dans son obsession nationaliste.

En intégrant, voire en digérant un auteur controversé – et le réhabilitant du même coup -, ainsi qu’en affichant une « clémence » envers le réalisateur français (qui a tout de même rédigé en 2007 une lettre ouverte en chinois pour justifier Sept ans au Tibet et nier tout soutien à l’indépendance du Tibet), les autorités chinoises développent avec Le Dernier loup la fine pointe d’une stratégie d’autopromotion par le Spectacle, neutralisant simultanément des artistes vus comme dissidents.

 

La part de loup dans le bêlement de l’agneau

Si le film critique sévèrement l’avidité des hommes, la tentation consumériste, les politiques appliquées trop sévèrement, et se veut un objet de sensibilisation écologique, le développement et le modernisme y sont pensés comme nécessités évolutives, par une réflexion sociale présumée comme supérieure aux superstitions autochtones et à la qualité de vie primitive.

Si le héros se réclame de sa nouvelle communauté de bergers au fil du film, son idylle avec une Mongole (romance quasi absente du livre) est exposée comme une union souhaitée de l’ancien et du moderne, des envahisseurs et des envahis, alors qu’elle lui dira, passionnément amoureuse, « Comme tu es Chinois ». Les figures d’autorité de la Révolution finiront aussi par se montrer raisonnables et sensibles, tolérantes, tout en étant le fer de lance d’un mouvement progressiste. On y voit un appel à l’insurrection contre la logique néolibérale, qui marchandise tout, en mettant en avant l’esprit de groupe, de clan de la meute.

Cette transmission idéologique profondément nationaliste (comme on pourrait le dire des blockbusters américains) est appuyée par une musique poignante, des paysages grandioses avec une touche de fantastique (des nuages aux formes définies comme des apparitions), d’une intrigue émouvante et simple (l’intellectuel chinois qui veut sauver un louveteau de l’extermination de masse en le cachant dans la bergerie), d’une histoire d’amour mielleuse, et de loups courageux, brillants et superbes.

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Car, qu’est-ce qui a pu convaincre Annaud de réaliser cet objet de propagande commercial, si ce n’est l’excellente occasion et surtout les moyens pour travailler intimement avec ces animaux, de les filmer au plus près et au plus vrai, renouvelant ainsi l’aventure de L’Ours (1988) ou de Deux Frères (2004)? Aussi Le Dernier loup souligne-t-il avec intelligence et beauté l’importance des loups dans l’écosystème. Moutons, gazelles, cerfs, bref les espèces herbivores peuvent dévorer des territoires, anéantissant les vies autres, détournant les cours des rivières, tandis que les loups ne mangent qu’à leur faim et s’attaquent tout d’abord aux animaux malades ou plus faibles, contribuant à la bonne santé des différentes espèces et évitant les surpopulations. La cause est actuelle et près de nous : espèce menacée en Chine, en voie de réinsertion (contestée) en France, les loups sont traqués dans l’Ouest canadien. Tel que dépeint dans le film à une autre époque en Chine, au Canada depuis quelques années, des milliers d’entre eux ont été tués de manière cruelle par le gouvernement – tirés à l’hélicoptère, empoisonnés ou chassés au collet, sous prétexte d’une baisse de la population d’orignaux. Certains biologistes gouvernementaux approuvent ces mesures diminuant les prédateurs, sans toutefois dénoncer les importantes transformations du territoire par les industries, notamment par l’exploitation des sables bitumineux… Peut-être que, par cette sensibilisation à la biodiversité animale et aux bienfaits d’un équilibre avec le sauvage, Le Dernier loup aura néanmoins réussi à faire brèche, même très mince, dans les consciences qu’il cherche à bercer par la voie du divertissement.    

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