Cet arbre qui domine

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01.04.2021

FIFA 2021, 39e édition : 249 films de 41 pays. Un état des lieux du documentaire d’art ou sur l’art (musique, peinture, histoire de l’art, photographie, art culinaire et autres formes interdisciplinaires).

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« Il faut ramener son vocabulaire, son écriture à l’essentiel. Une danseuse, un danseur, ou mêmes 50 danseurs tout en sauts et en pirouettes près d’un arbre immense, cela ne donne absolument rien ; c’est l’arbre qui domine », déclarait le chorégraphe Jean-Pierre Perreault en 1999 (Liberté, « Danses », 2001). Créer se mesure, en effet, à ce qui existe.

L’art nous déplace, nous entête, peuple nos vides et nos silences. Il nous donne, disait Artaud, « une idée de la durée de l’esprit. » (Fragments d’un journal d’enfer). Ainsi, au terme de cette édition du FIFA, nous sommes en droit de questionner ces films d’art ou sur l’art, diffusés en ligne, et de les confronter à ces mots : De la nature, des humains, des œuvres, qu’y a-t-il d’essentiel ? Réponse concise en cinq points et sept films.

L’art est re-création

Dans Le Subtil Oiseleur, Michel Foucault de Vélasquez à Picasso (France, 1 heure), Alain Jaubert a collé l’œil de sa caméra aux détails des coups de pinceau de Picasso, sur les 58 toiles qui re-scénarisent Les Ménines de Vélasquez. Le philosophe devine le mouvement, l’émotion, la suggestion du peintre ; il compare, vitalise, invente ce que la toile porte sans le dire – ces gestes, choix de la main trop rapide pour que les mots l’emportent. Traits joueurs, admiratifs, déconstruits, ils dansent sur la toile colorée de passions que Foucault nourrit de sa connaissance de Vélasquez.

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L’art naît d’une passion fidèle

C’était devenu pour elle une nécessité et une évidence : Guylaine Dionne, professeure à l’université Concordia, allait mettre en images le dévouement absolu de Joël Giberovitch, propriétaire d’un lieu de musique aussi discret que renommé : cela donne Jazz Club Owner (Canada, 81 minutes), tourné sur vingt-cinq ans de fréquentation du Upstairs Jazz Club, rue Mackay, à Montréal.

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On découvre ainsi l’une des meilleures scènes en Amérique du Nord, qui accueille entre autres Jimmy Cobb, Ranee Lee, Sheila Jordan, Peter Bernstein Quartet, Ben Sidran en concert. Ce ne sont pas des archives inertes, mais des prises de vue et de son directes, qui réaniment la salle. Qu’on les ait manqués in situ importe peu, on les aimera à rebours. Ce jazz peut changer votre vie : jammer, c’est une écoute, un envol, un lâcher-tout de l’âme.

L’art n’a ni âge ni frontières

Époustouflants trésors et décors, découpage sublime de pratiques étrangères : Akeji, the Breath of the Mountain de Mélanie Schaan et Corentin Leconte (73 minutes, France-Japon) retrace le quotidien d’un couple d’artistes nippons, Akeji et Asako, qui vivent en pleine montagne et tirent leurs ressources de la nature. Akeji peint les cieux agités, les forces environnantes. Il les observe, médite, les traite dans leur dimension d’éternité. Ses techniques, captées sans autre explication que des légendes, s’accordent aux sons alentours, aux bêtes et aux recettes immémoriales.

Pourtant, au besoin, Akeji conduit un véhicule moderne. Ses concessions à la modernité n’entament pas sa certitude : le temps est une illusion, et l’enveloppe fragile de son corps converse avec le sol et la montagne, les ombres et le mouvement. La mort, ce mystère, devient un épisode d’évanouissement. Cette sagesse radicale nous entraîne vers la pure réceptivité créative de ces artistes. L’art d’Akeji surgit de cette ascèse, sous la forme d’un rituel de tous les passages, un ralenti humain, des toiles époustouflantes de similitude avec le vent, le ciel et les eaux vives, ce que Proust appelait la vraie vie, « le temps retrouvé » de la création.

L’art sous la mascarade et les travestissements

Les artistes ne créent pas tous dans les mêmes conditions. Philippe Decouflé n’a jamais quitté le monde du cirque. Les baladins de Vivaldi’s (France, 16 minutes), ivres de couleurs et d’altitude (ils dansent dans la montagne, dans le parc national de la Vanoise, en Savoie), se dédoublent, cabriolent, sautent, se livrent à des exercices décomplexés de ballet. On s’amuse, on se mélange, on séduit. Vivifiante compagnie à la barre des rêves, ces clowns s’adonnent à leurs gestes léchés.

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Moins innocent, Hofesh Shechter, chorégraphe de la souplesse et de l’émotion, du rythme et de l’énergie, met sa liberté en jeu dans l’ère de la bagarre. Créé sur scène à La Haye en 2016, Clowns (Royaume-Uni, 29 minutes) est ici une version filmée de cette pièce endiablée, impressionnante de complexité, pour dix interprètes clownesques, magnifiquement costumé·es. On y danse meurtres et embrassades. La violence surgit au milieu des jeux, des plaisirs et des civilités. C’est qu’on y questionne le spectacle du monde qui ciblera, en passant, une légèreté de type Decouflé. Sous la surface et la beauté, les principes et les masques, la lutte humaine grince à mort.

L’art affole les excès de rationalité

« On va au théâtre, écrivait Artaud, pour s’évader de soi-même ou, si vous voulez, pour se retrouver dans ce que l’on a, non pas tellement de meilleur, mais de plus rare et de plus criblé. » À la vue de certains courts-métrages, on pense à l’image des vies contrariées et des destins brisés par la perte des rêves. Ainsi, Being and Becoming (10 minutes, Pays-Bas) de Maite Abella mérite une mention pour l’originalité de sa mise en fiction et en images. Sans prise de vue autre que des angles morts, captés dans des musées, on y entend, en catalan, le récit d’une gardienne, qui établit un parallèle entre son métier décevant, à force de vide et d’ennui, et l’histoire actuelle de la Catalogne, dont les ex-dirigeants sont en prison pour avoir organisé un référendum. Ce monologue désabusé exprime le désarroi de devoir accepter une position subalterne, dominée, au lieu de voyager grâce aux œuvres, tout en gardant intact un grand projet de liberté.

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D’autres films courts se veulent plus jouissifs. Ainsi, Naïade (Canada, 10 minutes), de Mistaya Hemingway et Alan Kohl, sans dialogue, a monté les lignes fondues de la danse de Mistaya, images sombres et chatoyantes d’un spectacle aquatique. Ou encore Navigation (Canada, 14 minutes) de Marlene Millar, où Sandy Silva dirige des interprètes d’ici au son d’un chœur irlandais de chants traditionnels, les Lismorahaun Singers, sur les falaises de Burren. La rencontre humaine côtoie le paysage escarpé, le vent hostile et l’océan déchainé. Comme une revanche improbable.

L’art est rébellion, exorcisme. Chaque œuvre, comme transsubstantiation de la vie, la refonde, plantée telle un arbre. À une condition : que le public s’avance sur le pont virtuel, nouvelle donne du « pont corporel » (Artaud) jeté entre les artistes et nous, non seulement par la mise en scène, mais aussi par la mise en réseau.

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