Ceci n’est pas qu’un chien

RedBone CoonHound/ Tarragon Theatre
Photo : Cylla von Tiedemann
27.04.2023

Redbone Coonhound, une coproduction d’Imago Theatre (Montréal) et Tarragaon Theatre (Toronto) ; texte : Amy Lee Levoie et Omari Newton ; mise en scène : Micheline Chevrier et Kwaku Okyere ; interprétation : Christopher Allen, Kwesi Ameyaw, Lucinda Davis, Brian Dooley, Deborah Drakeford, Jesse Dwyre et Chala Hunter ; scénographie : Jawon Kang ; costumes : Nalo Soyini Bruce ; éclairages : Michelle Ramsay ; vidéographe : Frank Donato ; animation vidéo : Dezmond Arnkvarn ; conception sonore : Thomas Ryder Payne ; assistance à la conception sonore : Samira Banihashemi ; direction des combats : Jack Rennie ; dramaturgie : Stephen Drover et Myekah Payne ; régie : Daniel Oulton ; régisseur apprenti : Julian Smith ; coach de rap : Donna Michelle St. Bernard ; traduction et surtitres : Elaine Normandeau ; direction technique : Vladimir Cara ; technique : Kate Hagemeyer.

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Dans Chien blanc de Romain Gary, le narrateur-auteur et sa femme, l’actrice Jean Seberg, tentent de rééduquer un chien qu’ils ont adopté sans savoir qu’il avait été dressé, dans sa jeunesse, pour attaquer spécifiquement les personnes noires. L’histoire se déroule en Californie, en plein cœur du mouvement pour les droits civiques, dans lequel était impliqué Seberg dans les années 1960. Le chien est en quelque sorte le point de départ de la réflexion et de la critique humaniste qui se déploient dans le roman.

Un ressort narratif très similaire est utilisé dans la nouvelle création du duo composé d’Amy Lee Lavoie et d’Omari Newton. La pièce s’ouvre alors que Mike (Christopher Allen) et Marissa (Chala Hunter), qui forment un couple interracial, se promènent dans leur quartier et tombent sur des joggeurs accompagnés de leur chien. Mike est horrifié quand il apprend que le nom donné à cette race de chien est « redbone coonhound », réaction que Marissa comprendra seulement plus tard – en même temps que plusieurs spectateurs – quand son amoureux lui expliquera qu’il est composé de termes racistes. À la fin de ce premier tableau, tandis que les quatre comédiens font face au public comme s’ils scrutaient l’horizon à la recherche de l’animal ayant pris la fuite, nous sommes invités à évaluer la portée, dans nos vies, de ces choses qui semblent inoffensives pour certains alors qu’elle sont traumatiques pour d’autres.

RedBone CoonHound/ Tarragon Theatre
Photo : Cylla von Tiedemann

Un regard intersectionnel

La pièce – présentée en anglais avec surtitres français – offre une succession de tableaux qui appartiennent à deux séries distinctes. La première montre le quotidien de Mike et de Marissa à Vancouver, plus précisément lors de différents moments partagés avec trois amis dans leur appartement. Tout comme le couple, le groupe est lui aussi interracial, et tous ceux qui le composent viennent de milieux socio-économiques distincts. Dans chaque tableau, les amis prennent part à des discussions intenses et souvent conflictuelles – sur le racisme, le féminisme, les inégalités sociales – déclenchées par l’incident du chien. Chacun parle à partir de sa propre expérience, partielle et subjective, se voyant aussitôt confronté à une autre manière de voir les choses. Les discours s’enflamment peu à peu jusqu’à ce que la tension accumulée explose et fragilise les amitiés.

En montrant que notre vision du monde est fortement influencée par nos expériences et subjectivités, le texte (extrêmement bien ficelé) invite à cultiver une pensée complexe et bienveillante, nourrie par un regard intersectionnel sur le monde – à ne pas suivre, donc, l’exemple de Mike et de Marissa lorsqu’ils opposent leurs luttes respectives au lieu de prendre appui sur leur complémentarité. Cela dit, la pièce ne condamne pas les personnages, puisqu’elle cherche surtout à montrer à quel point il est difficile de sortir de ses propres ornières.

RedBone CoonHound/ Tarragon Theatre
Photo : Cylla von Tiedemann

De la colère au rire

La deuxième série (dont les épisodes sont intercalés entre les tableaux composant la première) explore les mêmes enjeux, mais se situe résolument du côté de la comédie. Le texte comme le jeu sont volontairement parodiques, exagérés. Les quatre tableau présentés schématisent quatre moments d’une histoire extrêmement condensée qui nous transportent des États-Unis esclavagistes du XIXe siècle à une parodie d’utopie située dans un futur indéterminé. La caricature, très maîtrisée, provoque à la fois le rire franc et le malaise – ou même la colère, puisque Chala Hunter a laissé savoir, lors de la discussion suivant la pièce, qu’il est déjà arrivé que des personnes du public sortent de la salle lors de la représentation. La satire est utilisée avec brio pour exposer une panoplie de clichés et de biais cognitifs qui concernent aussi bien les personnes blanches que les personnes noires, les femmes que les hommes, dans le même esprit que le livre de Gary, qui cherche à éviter toute complaisance ou facilité. En révélant les angles morts de chacun de ces personnages hauts en couleurs, la pièce se révèle d’une grande lucidité.

Une posture généreuse

Tout au long du spectacle, les références se mélangent et se répondent de manière inventive et véritablement réjouissante. Le premier tableau, dont la scène se déroule en 1858, quelques années avant la Guerre de Sécession, offre un exemple marquant à cet égard. On y fait référence à la militante Harriet Tubman, surnommée Moïse en raison de son implication auprès des personnes esclavagisées qui tentaient de fuir vers le Canada via le Underground Railroad. Le personnage fait sa fracassante entrée en scène sous les traits d’une rappeuse, clin d’œil intéressant aux icônes noires de la chanson pop d’aujourd’hui. Un autre tableau est inspiré du film américain Guess Who’s Coming to Dinner, mais détourne sa trame pour actualiser son propos et rire de cet homme de paille qu’est le « racisme inversé » en le poussant à son extrême. La profusion de références crée un panorama éclectique d’éléments qui ont marqué les discours sociaux en lien avec la racialisation, et leur détournement permet de mesurer le chemin parcouru comme celui qui s’étend devant nous.

Redbone Coonhound/ Tarragon Theatre
Photo : Cylla von Tiedemann

Selon ses connaissances antérieures et sa position située, chacun aura une expérience différente de la pièce et reconnaîtra ou non les noms évoqués et les allusions culturelles. Le spectacle réussit admirablement à mettre en scène un des privilèges inhérents à la blanchité, soit la possibilité d’ignorer des informations qui s’imposent d’elles-mêmes aux personnes non-blanches. Cette idée est notamment présente lorsque Mike doit expliquer à Marissa pourquoi l’appellation « redbone coonhound » peut être blessante pour lui : « it hurts me to have to explain it », dit-il alors, pointant du doigt la lourde tâche « pédagogique » qui pèse souvent sur les personnes racisées. La pièce invite à devenir plus curieux et proactif lorsque vient le temps de développer notre empathie et notre connaissance de l’autre, mais adopte tout de même une posture très généreuse dans sa manière de livrer son message et ses savoirs aux spectateurs.

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