Brossard, l’autre et sa langue

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Nicole Brossard, Et me voici soudain en train de refaire le monde, Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Cadastres », 2015.

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Pour Nicole Brossard, traduction et création littéraire relèvent d’une seule et même recherche de sens, d’une seule et même interrogation des mots et de leurs rouages : ainsi, l’écrivaine s’assure de « protége[r] l’humanité contre sa propre érosion ». Forte d’une longue réflexion sur la traduction, elle signe cet automne l’essai Et me voici soudain en train de refaire le monde, qui paraît dans la collection « Cadastres » des Éditions Mémoire d’encrier. Brossard y réitère sa position selon laquelle les ouvrages traduits appartiennent au corpus littéraire de langue française. Elle développe l’idée que la traduction multiplie le potentiel de toute pratique artistique, en ce sens qu’elle influence tant notre conception de la création que notre manière de concevoir l’altérité.

 

Au départ, il y a de l’espace

C’est le jeu qui fait le succès de la traduction; jeu comme dans plaisir mais aussi comme dans « marge ». Cet espace laissé vacant peut alors être investi par l’interprétation, les mots peuvent y résonner, prendre de l’expansion, atteindre leur amplitude maximale, vibrer sous l’impulsion de l’énergie que leur procure la rencontre de la langue et du sens. Elle explique que « l’énergie, c’est ce qui se dégage de la calibration, de la dépense ou de la retenue dans un texte et c’est cette incandescence, cette soie fine du vivre qu’il faudra traduire ». Car une connaissance des langues source et cible n’est pas gage d’une traduction fidèle à l’énergie d’un texte. Au contraire, en ne misant que sur la stricte équivalence linguistique des mots, on perd de vue l’intention et les questionnements qui sous-tendent l’œuvre. Le texte, ainsi neutralisé, est « irréprochable, mais « sans âme », incapable de clin d’œil et d’invention complice ».

Brossard s’attarde, plus spécifiquement, à la traduction en poésie, car elle est une forme de lecture extrême que la poésie appelle et nécessite. En effet, les deux activités interrogent le glissement qui se produit entre le sens attendu et celui, inattendu, qui surgit du fait de l’inventivité de l’auteur.e. Traduire revient donc à conserver cet espace, qu’elle nomme « zone sémantique vibratoire » et dans laquelle naît la poésie. En d’autres mots, si la poésie nous touche, c’est qu’il y réside quelque chose d’irréductible qui ne s’explique ni par la forme ni par le sens. Ce n’est donc pas la technique qui permet de re-créer un texte dans une langue cible mais plutôt le soin apporté par la traductrice ou le traducteur à révéler les tensions, gouffres et aspérités présents dans le texte original.

 

Une relation à double sens

Brossard identifie cinq modes de traduction, de « l’approche dite nulle » à « l’approche interactive libre », en passant par « l’approche identitaire », « l’approche ludique permissive » et « l’approche interactive responsable ». Chacune de ces approches laisse une place plus grande que la précédente à la traductrice ou au traducteur, abolissant ainsi la déification de l’œuvre originale et de son auteur.e. Nécessaire, une telle liberté de scruter, d’interroger et de jauger le texte à traduire fait émerger le dialogue, ce « mode de traitement qui permet de « traduire l’écriture » et non seulement le texte ». Car il est question ici de plus qu’une transposition : la traduction transforme, fait « devenir autre ». Accueillir une nouvelle œuvre, un.e nouvel.le auteur.e dans une langue et une culture qui lui sont étrangères, c’est s’ouvrir à de nouvelles cosmogonies agissant à la fois sur la pensée intime et collective.

La traduction devient ainsi le processus même de la création. N’est-ce pas un peu la confirmation de ce que l’auteure énonçait dans Le désert mauve? Dans le roman, Maude Laures trouve une plaquette signée Laure Angstelle et décide de la traduire; entre les versions cible et source, on assiste au cheminement créatif de Laures. Mais le génie de Brossard réside en ce qu’elle fait traduire à son personnage un texte déjà écrit en français. Le texte final est-il une nouvelle œuvre ou une seconde version? Et Maude Laures, quelle artiste est-elle maintenant qu’elle a intégré l’univers de Laure Angstelle?

Tout avait été possible dans la langue de l’auteure, mais dans la sienne [celle de Laures], il fallait qu’elle s’arme de patience. Inépuisablement trouver la faille, le petit endroit où le sens appelle quelques audaces. 

À travers le personnage de Laures, Brossard réfléchit déjà, en d’autres termes, à cette zone sémantique vibratoire autour de laquelle s’articule Et me voici soudain en train de refaire le monde. Sans surprise, l’accès privilégié à l’altérité que permet la traduction, et la responsabilité mais aussi le plaisir qui en découlent sont au centre de l’essai de Brossard et de son œuvre entière.

Rendre visibles les rouages de la langue

Ainsi, la traduction apporterait autant à une culture et à une langue – ici, le français – que la création qui y prend racine, dans ce qu’elle permet d’exploration et d’approfondissement des us et coutumes linguistiques. Brossard prend pour exemple la question du féminin en français, qui ne se pose pas de la même façon en anglais, en espagnol ou en slovène. Pourtant, dans toutes ces langues vers lesquelles Brossard a été traduite, il aura fallu rendre compte de l’engagement féministe et lesbien de la poète qui s’ingénie à tordre la langue pour faire apparaître une réalité toute féminine rendue invisible par ce qu’on nomme commodément le bon usage. Les questions que pose la traduction honnête permettent ainsi d’accéder à une plus grande intimité à la fois avec l’œuvre et la langue, de redéfinir les contours de la poésie, son potentiel, ses effets, et de détecter les idéologies qui sous-tendent sa construction.

En ce sens, Et me voici soudain en train de refaire le monde réussit, en peu de pages et d’une façon limpide, à mettre en lumière l’idéal de toute traduction, de toute création : refaire le monde, creuser, interroger les conventions, ne tenir pour acquis ni les usages linguistiques ni les réponses qu’on croit déjà avoir trouvées. L’essai de Brossard ne s’applique pas tant à dresser un état des lieux de la traduction poétique qu’à prôner un engagement envers le nécessaire dialogue entre les langues, les cultures, les idées. Non, les œuvres ne sont pas des objets figés mais plutôt d’incroyables vecteurs de réflexion; libre à nous de nous les approprier, en commençant par celle, immense, de la poète.  

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