Briser les chaînes

06.06.2016

Fin de série. Direction artistique et chorégraphie : Manon Oligny en collaboration avec les interprètes Geneviève Bolla, Miriah Brennan, Marilyn Daoust, Karina Iraola, Anne Le Beau. Soprano : Florie Valiquette. Collaboration à la dramaturgie : Martine Delvaux. Composition musicale Création Ex Nihilo aka Guillaume Bourassa et Sébastien Gravel

Une coproduction Festival TransAmériques avec le soutien de Production Rhizomes (Québec) ; Transcultures – Centre interdisciplinaire des cultures numériques et sonores (Mons) ; Espace Marie Chouinard. Présenté à l’Agora de la danse du 4 au 6 juin.

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Elles sont six, elle est seule, elles sont seules, elles sont des milliers. Les six danseuses qui s’emparent de la scène à l’ouverture de Fin de série, la nouvelle création de Manon Oligny présentée dans le cadre du Festival Transamérique 2016, sont aussi identiques que singulières, aussi uniques que sérielles. Elles marqueront, dès le départ, leurs corps d’un feutre noir, bout de chair, bout de soi, quelque chose d’autre à marchander. Elles enfileront ensuite un manteau beige pour que l’homogénéisation soit complète. Tout peut commencer.

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Suite logique d’Icônes À VENDRE (2011) et de Blanche-Neiges (2009), Fin de série poursuit la réflexion de la chorégraphe autour de l’unicité et de la sérialité des femmes, s’adjoignant ici de l’essayiste Martine Delvaux comme collaboratrice à la dramaturgie, elle qui signait en 2013 le livre Les filles en série : Des Barbies aux Pussy Riot. Ce qui est fabuleux dans cette rencontre, c’est sa particulière synchronicité, car elles poursuivaient toutes deux des réflexions qui s’entrecoupaient, se relançaient, s’interpelaient et ce, sans nécessairement le savoir. L’une tombe sur le livre de l’autre et tout à coup, le projet se précise. Celle dont les chorégraphies ont déjà croisé la plume et le regard de Christine Angot (24 X Caprices, 2001) et de Nelly Arcan (L’Écurie, 2008) tendait plutôt, en partenariat avec Delvaux, à démontrer beaucoup plus qu’à raconter.  Les filles en série de cette Fin de série forment une chaîne infinie qui tangue, résiste, brise, qui se retrouve et qui se fracasse.

Vêtues, donc, de manteaux beiges et de perruques identiques, ces filles/femmes prennent d’assaut la scène comme un tout d’une inquiétante cohésion. Ces filles-machines, filles-marchandises, filles-ornements, comme le dit Delvaux, on les connaît tous trop bien. Et Manon Oligny nous le rappelle tout au long de la chorégraphie, on n’hésitera pas à affronter le regard du public, ce qui est d’une douce arrogance, comme si on nous disait : voyez comme vous êtes habitués, de nous voir toutes pareilles. Ces danseuses seront souvent groupées, ne proposant pas un mouvement fluide et synchronique, mais plutôt quelque chose de dissonant, comme si toute une chacune était dans le mimétisme de l’autre, une façon d’entrer dans la marche.

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Dans cette Fin de série, la rébellion est dure, le magnétisme de la conformité est fort. Ici, si on tente de s’enfuir au pas de course, quelqu’un sera là pour nous rattraper. Si on tombe, on sera des milliers à se relever. Tout pour que les rangs restent lisses, puisqu’il ne faudrait pas choquer les habitudes de ces marchandeurs de filles en série. Dans la première partie de la chorégraphie, les groupes se forment et se déforment, certaines de ces filles s’égarent de la troupe, l’observent, l’ignorent, la matent. Tantôt on sera au-delà du mimétisme, dans l’éducation, l’une montrera à l’autre comment faire, comment être, comment s’abandonner au groupe, comment abandonner le reste.

L’emballage musical de cette nouvelle création de Manon Oligny s’accorde splendidement avec le sous-texte de la chorégraphie. Quelque chose de lourd dans le son et dans le rythme, de mécanique, rappelant l’usine ordinaire de la misogynie, comme pourrait le dire Martine Delvaux. Le tout entrecoupé par des élans de la soprano Florie Valiquette, venant appuyer le côté candide de la fille en série, celle qu’on ne nommera jamais femme. Et que dire de ce moment de jouissance sur la chanson Emmanuelle de Pierre Bachelet, moment on ne peut plus intriguant et percutant.

Il y a quelque chose de fascinant à voir cette rencontre entre Manon Oligny et Martine Delvaux par l’entremise des danseuses, quelque chose comme une grande discussion où l’une chorégraphie les métaphores de l’autre, où l’une apprend le langage du corps de l’autre. Fin de série l’annonce déjà avec son titre : il y aura fissure(s), il y aura rébellion(s), il y aura conclusion. C’est ce qu’aborde Delvaux dans son plus récent essai et Oligny dans ses dernières créations, combien ces séries, ces chaînes, éclatent et se reforment à travers l’histoire. À quel point rien n’est gagné, à quel point la réflexion sur un nous au féminin, tant à même le collectif qu’au singulier, est essentielle. À quel point il faut dire, écrire et danser les choses, que l’art et l’intellectualisation des enjeux sociaux ne sont pas choses vaines, et que le discours continue de percoler dans une société dite moderne et pourtant si sérielle.

crédit photo : Yanick Macdonald

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