Au banquet des humains

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07.12.2018

Attabler, Idée originale et dispositif de création : Katya Montaignac ; Codirection artisique : Nadège Grebmeier Forget, Katya Montaignac ; Création et performance : Nadège Grebmeier Forget, Emma-kate Guimond, Hanako Hoshimi-Caines, Véronique Hudon, Katya Montaignac ; Scénographie : Nadège Grebmeier Forget ; Vidéos : Emma-Kate Guimond ; Directeur technique : Alex Larrègle ; Assistante technique : Juliette Dumaine ; Résidence de création : Agora de la danse ; Coproduction Agora de la danse, La 2e Porte à Gauche ; Soutien à la production : Par B.L.eux. Présenté à l’Agora de la Danse du 5 au 8 décembre 2018.

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C’est autour de cette table, tantôt métaphorique, dessinée au sol, tantôt transportée dans la salle, au besoin, que se réunissent les artistes, les collaborateurs et, bien sûr, le public. L’idée d’une table auprès de laquelle on s’installerait confortablement afin de mettre à l’épreuve, ensemble, des idées, des sensations, des relations entre les choses et les êtres, représente à merveille le projet derrière Attabler. La série d’évènements est le fruit d’un long processus entamé depuis 2007 au sein de la compagnie La 2e Porte à Gauche.

Le fantasme du public actif

L’idée était d’ouvrir un espace public afin de rendre possible la diffusion de ce qui avait été proposé et exploré, en séminaire, lors d’une résidence à l’Agora de la Danse puis, par la suite, dévoilé lors de répétitions pendant deux ans. En se distanciant de l’aspect plus spectaculaire, les directrices artistiques (Katya et Nadège) expliquent, en parlant d’anti-spectacle, qu’elles avaient envie de questionner le cadre de la représentation. On sent, en effet, que la matière déborde du spectacle ou, pour le dire plus justement, de la réunion à laquelle le public est convié dans l’espace Wilder. L’espace blanc, éclairé de néons verts et roses, dans lequel sont éparpillés chaises, verres de bulles, assiettes de fruits, offre un support bien différent du dispositif à l’italienne. Il permet de créer une ambiance qui se rapproche davantage de la rencontre (on pense à un vernissage, à un souper entre amis) que du spectacle. À l’intérieur de ce cadre, le public et les artistes se confondent, se mélangent, et sont amenés tour à tour à participer à l’exploration menée.

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Un glossaire des formes est inscrit au mur. Il se retrouve également dans le fort joli dépliant qu’on nous tend à l’entrée, à l’endos d’un texte signé de la main de Véronique Hudon. La trame de la soirée suit dans le désordre ce glossaire, qui se présente comme une série d’exercices ou d’explorations à travers lesquelles sont ouvertes des fenêtres sur différentes pratiques, sur différentes mises en rapport entre les aspirations de la danse, de la représentation de soi et des autres. La participation du public est sous-entendue. Déjà, boire un verre, s’installer quelque part dans cet espace, où les artistes circulent au même titre que nous, dans cet éclairage et ce dispositif où nous sommes également vus, nous impose forcément un rôle. Loin de se trouver en danger, le public est traité avec soin : même dans le risque, les artistes façonnent un espace où la bienveillance l’emporte largement sur l’inconfort que tout humain normalement constitué ressent devant la présence des autres.

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Entre les dévoilements, les confessions et les explorations se creuse un bref instant communautaire, où l’idée de la solidarité est exacerbée par la confiance dont font preuve les artistes envers le public. Ces derniers évoluent volontairement dans l’espace, à travers l’assistance, jouant avec ceux qui la composent, leurs demandant parfois de se déplacer. Un micro est laissé de longues secondes seul, au milieu de l’espace, accompagné d’un bâton de parole. Tous se regardent et s’interpellent. On se prend à espérer qu’un locuteur imprévu prenne la parole. En même temps, il y a un doute, un risque. Une sorte de combat se joue entre le care dont les artistes nous enveloppent, et qui permet un rapide confort, et la retenue qui vient naturellement à tous, en public. Si quelqu’un avait le malheur de dire quelque chose d’ennuyant, d’hostile, quelle serait notre réaction ? On se retrouve devant sa propre limite, tendu par la question du risque. Jusqu’où s’étend ma patience, mon amour, mon acceptation de l’autre ?

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Quelque chose bascule peu à peu lors de ce processus de démonstration, et c’est l’un des grands intérêts de l’évènement : en exposant la question du risque, de la représentation de soi, de ce qui fait – ou non – spectacle, la pièce se retrouve à interroger le spectateur, posant sur ses épaules l’enjeu de sa pertinence. C’est un acte de confiance absolu que seuls des gens convaincus par la pertinence de l’art pourraient se risquer à poser. Attabler place le public au centre de cette conviction.

Revendiquer l’imperfection

On le sent, on le sait, il y a bel et bien une expertise derrière les actes qui se déroulent devant nous : elle est constituée du savoir et de l’expérience de celles qui performent. Chacune est habilitée à présenter quelque chose de pertinent, à faire advenir le spectacle – ne serait-ce que la question du spectacle, ou son contraire –, mais lorsque celui-ci se penche sur l’idée d’ « être ensemble », tous les participants deviennent susceptibles de fournir des propositions. Tous ont le terrible pouvoir de changer le cours de l’évènement.

C’est une façon de revendiquer l’imperfection, peut-être même de mettre en place l’imprévu. On y voit une volonté assumée de montrer l’immontrable, le secret, ce qui frôle le léger malaise. De cette exposition du doute émerge la force des individus qui la portent. Le micro, le soir de la première, est demeuré entre les mains des artistes, mais quiconque offrait son regard aux autres a forcément senti une détente progressive l’envahir peu à peu. Certains s’étiraient au sol, s’échangeaient de brèves paroles ou des regards compatissants.

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En travers du cadre

Ce qui fixe le projet, ce qui lui offre une autre forme de résistance, disent les artistes, c’est l’aspect rituel. Au cœur de ces rencontres (tant les séminaires que les répétitions ou les représentations) se loge une suite de quêtes. Ce qui est exploré l’est dans la durée, et l’intention qui porte ces explorations perdure et dépasse le cadre du spectacle, peut-être même de la pratique. Ce qui importe, au final, n’est pas le résultat qu’on escompterait d’habitude, mais peut-être son envers: ce qui accompagne d’ordinaire une pièce, de façon silencieuse, et qui permet qu’on porte sur elle un regard autre.

crédits photos : Nadège Grebmeier Forget.

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