Antonin Artaud et son double

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27.05.2015

Tout Artaud ?!

Textes d’Antonin Artaud. Concept et interprétation de Christian Lapointe.

Une performance de Christian Lapointe et des Productions Recto-Verso présentée en continu du 23 au 26 mai 2015 au Théâtre La Chapelle dans le cadre du Festival TransAmériques.

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«Ce titre répondra à tous les doubles du théâtre que j’ai cru trouver depuis tant d’années : la métaphysique, la peste, la cruauté, le réservoir d’énergies que constituent les Mythes, que les hommes n’incarnent plus, le théâtre les incarne», écrivait Antonin Artaud à Jean Paulhan en 1936. Débuter ainsi pour mieux digérer la fin, un peu comme un serpent se dévorerait la queue, et ça tournerait et ça tournerait et ça tournerait… – l’image est de Christian Lapointe.

Le trouble est grand, en tout cas, de vouloir rendre compte d’un tel animal. Je parle ici d’Artaud, bien sûr, mais aussi de Lapointe, et surtout de la tentative du second de lire, en continu, tout l’œuvre du premier. Comment, effectivement, consigner la trace d’un tel moment de folie ? Comment dégager, de cette entreprise insensée, un sens – le mien, seulement le mien parmi tant d’autres, c’est-à-dire le millier de spectateurs qui ont pris part à cette aventure ? Comment, enfin, louanger cet exploit qui n’avait rien de déraisonnable – toujours selon Lapointe lui-même – sans tomber dans la célébration aveugle ?

Replongeant dans le petit carnet noir qui m’accompagnait en 2006 lorsque je visitai l’exposition que la Bibliothèque Nationale de France consacrait au Momo, je trouve ces mots : «Animal érotique […] tremblement inspiré […] esprit […] venu des Indiens d’Amériques […] ce qu’on a appelé des microbes, c’est Dieu […] je ne délire pas, je ne suis pas fou […] microbes pour imposer une nouvelle image de Dieu […] sexualité maladive […] cruauté morbide […] fausses apparences […] table d’autopsie […] l’homme est malade parce que mal construit […]», et je revois Lapointe sous la douzaine de néons, dans sa chambre noire séparée de la salle par un amas de fleurs toujours grandissant ; il semble déjà y avoir une éternité, comme si la performance de presque trois jours, de 2528 pages appartenait à un autre univers que je ne suis pas encore capable de mesurer – mais ne le serai-je jamais ?

Je revois ce maître de céans tantôt haletant comme une bête traquée, tantôt pissant tout le liquide qu’il ne transpirait pas, cône sur la tête, brandissant une brosse de toilette en guise de baguette magique, enveloppé d’un drap d’hôpital, s’adonnant à quelque exercice de gigue sur une mer de feuilles malmenées, être immense animé d’une fougue, d’une vie tout à fait admirables.

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Photo : Sylvain Lavoie

En guise de seule décoration de l’officine, les célèbres tournesols du Suicidé de la société rappelant l’hommage qu’Artaud rendit d’un jet, dit-on, au peintre hollandais en qui il voyait un «formidable musicien», martelant du même coup qu’il n’était pas fou. Difficile de ne pas y voir la mise en abyme d’un Lapointe désirant faire entendre la masse considérable – 28 tomes au total – des écrits d’Artaud qui fut longtemps interné. Comment, par exemple, ne pas être frappé par les très nombreuses concordances des mots d’Artaud et de la performance de Lapointe qui les découvrait en même temps que les spectateurs ? Ainsi Artaud recevait-il sa première injection en même temps que Lapointe se faisait mettre un soluté… pendant que le premier préférait vanter les mérites de l’homéopathie. Comment ne pas constater qu’à de nombreuses reprises, chez les deux hommes, le corps et la tête en venaient à faire des choses différentes ?

Il s’agissait pourtant d’un «combat perdu d’avance», concéda Lapointe en conférence de presse, s’éloignant ainsi de l’Antonin Artaud dont certains délires le poussèrent jusqu’à se voir démiurge. On n’épuise pas ce moine, on ne le pousse pas au suicide : on le lit et, lorsque les mots ne suffisent plus – comme lui-même reprochait au théâtre occidental d’être trop attaché au texte –, il faut l’investir, l’incarner, lui donner vie, en faire un (autre) spectacle.

C’est à ce moment que Lapointe aurait compris que «ç’a arrêté» et, bien qu’il se sentait la force de poursuivre, il a conclu l’aventure avec une autre lettre que le Momo adressait à Paulhan, cette fois en 1945, lui réitérant qu’il était «avec [lui] du fond du cœur», tout comme Lapointe l’était avec ses admirateurs toujours plus nombreux dont je suis extrêmement heureux d’avoir été.

C’est ainsi que prit fin l’acte qui constitue, à n’en point douter, le moment fort du Festival TransAmériques jusqu’à présent. La performance de Lapointe fut vite contagieuse, atteignant les spectateurs et badauds qui, s’ils se rendirent peut-être, on peut penser, à La Chapelle à toute heure du jour et de la nuit dans le but d’assister à la mort lente de l’artiste, semblaient au final tous frappés par la force d’une telle proposition. Cette désinvolture venait en ce sens moins dire que ce n’est pas tant l’homme qui est malade que le théâtre qui, trop souvent, nous est offert sans véritable magie.

Saluant chaleureusement l’audace de Christian Lapointe, je pense aux mots de Claude Péloquin : «Je préfère passer pour fou que de passer tout droit.» Ceux qui ont pris part à Tout Artaud ?!, je l’espère de tout cœur, s’en souviendront longtemps.

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