Abandonne-moi pour voir

medium_4_48_psychose_photo_12_nicolas_descoteaux_02b52cac36_0
19.05.2022

4.48 Psychose. Production : Les songes turbulents ; Texte : Sarah Kane ; Traduction : Guillaume Corbeil ; Mise en scène : Florent Siaud ; Interprétation : Sophie Cadieux ; Régie générale : Valéry Drapeau ; Lumières : Nicolas Descôteaux ; Vidéo: David B. Ricard ; Conception sonore : Julien Élancher ; Scénographie et costumes : Romain Fabre ; Présenté au Théâtre Prospero du 15 au 22 mai 2022.

///

Ultime pièce de la dramaturge britannique Sarah Kane, 4. 48 Psychose a parfois été lue comme une lettre de suicide. Traitant de dépression psychotique, de frontière et de mort, le texte fait immanquablement écho au désespoir de l’autrice, qui s’est pendue en 1999 à l’âge de 28 ans, laissant derrière elle une œuvre puissante, tourmentée et étonnamment aboutie. On comprend dès lors la difficulté de mettre de l’avant l’humour grinçant de Kane. C’est pourtant le pari relevé par la mise en scène de Florent Siaud, qui abandonne le fantôme de l’autrice suicidée pour rendre hommage à une intelligence vive et lucide déjouant les discours standardisés (corps médical, développement personnel) via un humour corrosif. Plutôt qu’une disparition tragique, c’est donc la fougue d’une femme dissidente, en proie à un amour insoumis et violent, que l’on retient de l’interprétation bouleversante de Sophie Cadieux.

small_4_48_psychose_photo_34_nicolas_descoteaux_33c7788c17

Une interprétation totale

Cadieux prend en charge l’entièreté du texte de Kane, jonglant brillamment avec l’intensité des divers fragments pour nous livrer un monologue ardent, très loin de l’immobilité et de la froideur qui auraient pu caractériser cette femme sans identité, internée dans un hôpital psychiatrique car aux prises avec une mort semblant l’avoir déjà en partie emportée. Il suffit d’être légèrement familier.ère des textes de Kane pour savoir à quel point il est ardu d’endosser la totalité des voix qui peuplent 4. 48 Psychose : discours du corps médical, voix d’outre-tombe, tourments des chiffres, traumas individuels et collectifs.

Des prises de paroles non-identifiées s’entrechoquent effectivement en s’accumulant sans distinction autre que les blancs de la page ou de sobres didascalies (Silence. Un long silence.). La pièce ne raconte pas d’histoire à proprement parler, sinon celle des tourments intérieurs d’une femme pour qui la frontière entre le moi et le monde se trouble, entraînant un brouillage entre réel et imaginaire, intime et collectif. Sophie Cadieux parvient à orchestrer ce fouillis verbal par des changements de ton subits, de subtiles mimiques et une interprétation très physique. La voix, tantôt mélodieuse, devient cassante, et enfin moqueuse. Les yeux pétillent : de colère, d’extase ou de tristesse. L’étrangeté de ce personnage-monde étonne, émeut et fait sourire. De timides rires fusent même à quelques reprises dans la salle. C’est que depuis la tristesse dans laquelle s’ancre cette femme se déploie une troublante légèreté face à la vie, à la mort et à l’amour.

Voir rouge

small_4_48_psychose_photo_28_nicolas_descoteaux_749b0f1f99

Or, la connivence entre le public et le personnage — debout au milieu de la scène, vêtu d’une simple robe blanche en mailles et de Doc Martens — se fissure à plusieurs reprises. Tandis que la femme porte au dehors toutes les voix qui la hantent, son regard oscille entre l’amour et la haine. Comme les médecins, qui font l’objet de son mépris et, en de plus rares occasions, d’une certaine tendresse, sa relation au public alterne entre « Je vous aime bien » et « Arrêtez de me regarder ». Alors qu’elle s’avance dans la salle en discutant avec un docteur dont elle imite la voix de manière ironique, elle réaffirme la dissociation entre son corps et son esprit : « Mais je n’y suis pas et je n’y ai jamais été ». Tandis que je suis concentrée à noter frénétiquement la phrase dans mon carnet, elle lâche : « Le docteur le note […] Rien ne pourra éteindre ma colère ». Je me sens visée. Cette réplique me rappelle que je l’observe, moi aussi, depuis une extériorité aliénante. Pire : je suis ce docteur « à la douce voix psychiatrique de la raison » qui note, répète, paraphrase, analyse…. afin de rendre son verdict.

Comment observer l’autre sans le ou la violenter ? La compréhension est-elle toujours une forme de trahison ? Devant l’avant-bras mutilé de sa patiente (la plaie est représentée grâce à du ruban adhésif rouge vif), le médecin insiste pour interpéter son geste comme un acte de soulagement. Il persiste dans son explication, vraisemblablement tirée d’un livre médical, refusant de porter attention à la subjectivité de sa patiente, qui affirme pourtant l’inverse. Sur fond de décor rouge – qui semble faire écho à la rage provoquée par l’impossibilité de se faire entendre face à un corps médical englué dans le rationalisme réducteur –, le personnage persévère dans la colère et le sarcasme, sans doute les dernières armes lui permettant de conserver un semblant d’individualité.

L’envers du regard

La gestuelle de Sophie Cadieux (mains tremblantes, danses sensuelles, postures quasi guerrières, démarche accroupie accompagnée de reniflements rappelant le chien) parvient à traduire la variété des émotions contradictoires qui habitent le personnage. Rehaussé d’effets sonores et de projections vidéos (des visages dévastés et des silhouettes dédoublées, mais aussi des extraits télévisuels), le jeu de la comédienne transforme la scène en un espace hypnotique à la frontière de la vie et de la mort. Lorsqu’elle traverse les rideaux de fils rouges pour s’engouffrer dans un espace vacant qui évoque d’abord l’abîme, mais s’illumine à son passage, elle retire sa robe sous laquelle luit ce qui ressemble à une armure argentée. Ce geste résume à lui seul toute la complexité de cet être à la fois fragile et féroce, psychotique et lucide, aimant et misanthrope. Toujours demeure inexplorée une partie du visage, des traits impossibles à cerner : « Regardez-moi disparaître », répète-t-elle, désespérée, à croire qu’elle exige le contraire : non pas que l’on ferme les yeux, mais qu’on la voit, véritablement. Car si regarder est un acte volontaire, le fait de voir ne peut qu’être accidentel : c’est un abandon, un renoncement. Abandonner pour voir : telle est peut-être l’exigence insoutenable du théâtre de Sarah Kane.

small_4_48_psychose_photo_42_nicolas_descoteaux_957f25eaf4

crédits photos :  Nicolas Descoteaux

Articles connexes

Voir plus d’articles